On dit souvent que les Algériens sont un peuple d'errants qui s'ignorent. Cette sensation d'errance, j'en ai héritée, en silence, dans l'absence de mots posés sur une histoire, sur sa propre histoire.
Je ne suis pas la seule. Ils sont nombreux, comme moi, en France, en Algérie, ailleurs dans le monde, à s'interroger sur leur histoire, celle de leur père, de leur mère, de leurs parents, anciens colonisés. Ils sont nombreux à s'interroger et à faire face à un vide. Ils sont nombreux à avoir besoin de comprendre leur histoire, aussi douloureuse fut-elle, pour se construire au présent, de manière apaisée. Ils sont si nombreux à chercher et à tomber sur des réponses archétypales, à s'enfermer dans des identités racines, figées, mythifiées, qui les séquestrent plus qu'elles ne les libèrent, que je pense ce livre nécessaire.
Depuis longtemps, j'essaie d'aller contre un effacement : celui de l'histoire, de la culture, de la langue de mon père.
Je vais contre l'effacement dans ma vie de l'Algérie, le pays de mon père.
Enfant, l'Algérie avait pour moi la forme du silence et l'odeur des troquets immigrés où mon père partait se réfugier. Il y retrouvait ses amis algériens.
Quand il allait bien, j'oubliais tout. Ces moments étaient magiques. Il m'emmenait au cinéma, au meilleur resto du coin. Là, il me parlait de son métier de cinéaste, des films qu'il avait vus, qu'il avait aimés, des films qu'il avait imaginés et commencés à coucher sur papier. Il avait toujours plein d'idées, la tête pleine de projets, plein de projets inachevés... –comme « Lettre à mes filles », un projet de film documentaire qu'il n'a jamais tourné.
Mon père nous a offert ce scénario à ma sœur et moi un soir de noël. À l'époque, je n'en ai rien fait. Je n'étais pas prête à affronter les blessures de mon père. J'ai pris un long détour pour le rejoindre sur son île d'exil et de silences. J'ai étudié l'arabe et l'histoire en France et en Egypte, puis j'ai travaillé pendant deux ans dans les territoires palestiniens occupés. Là- bas, j'ai commencé à m'interroger sur le fonctionnement d'un système colonial et les blessures qu'il peut infliger à la psyché. Lorsque j'ai poursuivi mes études en arabe et en histoire aux Etats-Unis, j'étais prête à interroger directement la mémoire de mon père. Et mon professeur aux Etats-Unis, spécialiste d'histoire coloniale de l'Algérie, m'y encourageait. Lorsqu'il a su que j'étais « of Algerian origin », il m'a tout de suite dit de fouiller de ce côté-là. Il fallait creuser du côté de l'oubli.
J'ai relu « Lettre à mes filles ».
« En 1955, j'avais dix ans. L'armée française avait décidé l'évacuation des hameaux trop isolés dont celui dans lequel nous vivions : Mansourah «tha Darth», le bourg en berbère. Nous avons été regroupés au centre, un lieu placé sous le contrôle de l'armée française. Le terrain était entouré de barbelés électrifiés et il nous fallait obtenir des autorisations pour cultiver nos champs laissés à l'abandon. Selon les autorités françaises, il s'agissait de protéger les femmes et les enfants de l'Armée de Libération Nationale, mais surtout, selon moi, de limiter le soutien des populations algériennes aux combattants du Front de Libération Nationale. Je ne suis jamais retourné dans mon village depuis cette époque. Je n'ai jamais revu ma maison, je n'ai jamais revu mes amis de Mansourah. Aujourd'hui, c'est mon rêve le plus cher d'y retourner». (Lettre à mes filles », Malek Kellou, projet de film documentaire, 2008).
J'ai appelé mon père.
– « Papa, c'est quoi les regroupements ? ».
– « C'est le point d'attaque d'une vie brisée par la guerre qui nous a donné droit à l'errance et à l'immigration ».
Cela n'évoquait rien pour moi. Quelle était cette mémoire que mon père avait préféré passer sous silence ? Qu'avait-il vécu? Comment cette histoire l'avait-elle marqué ? Comment son rapport au monde avait-il été bouleversé? Et eux là-bas, ses « amis à Mansourah » qu'il n'a pas revu depuis 50 ans, quelle mémoire portent-ils en eux ? Et qu'en ont-ils fait ? L'ont-ils transmise à leurs enfants ? Ont-ils, comme mon père, préféré la chasser pour continuer à vivre ? Et qu'est devenu le village de Mansourah aujourd'hui ? Comment a-t-il été transformé par cet épisode ?
J'ai commencé à lire les quelques livres publiés sur le sujet. Je découvrais l'histoire des regroupements et leur ampleur historique.
L'objectif des regroupements est d'abord militaire : priver l'Armée de Libération Nationale (ALN) de tout soutien logistique voire politique de la population rurale. L'objectif est ensuite politique: placer la population rurale algérienne sous la surveillance et l'influence directe de la France.
En 1962, on compte plus de 2 350 000 Algériens regroupés dans des camps créés par l'armée française et 1 175 000 dans des villages ou bourgs placés sous surveillance militaire française. Au total, c'est plus de la moitié de la population rurale algérienne qui a été déplacée de son lieu d'habitation d'origine pendant la guerre d'Algérie.
Les regroupements de populations ont profondément modifié le visage de l'Algérie rurale. Les travaux de Pierre Bourdieu (1964) et de Michel Cornaton (1967) ont mis en lumière les changements profonds et irréversibles que les regroupements ont causés dans les modes de vie et les mentalités des populations : abandon de la micro agriculture et de l'artisanat, développement du salariat, attentisme et immobilisme social, exode en masse vers les villes.
Malgré l'ampleur et les conséquences de ce phénomène historique, les regroupements restent largement absents de la mémoire collective en France. L'urgence était donc pour moi, cinquante ans après, d'accéder à la mémoire de mon père et de ceux, dans son village natal, qui ont grandi ou vieilli « à l'ombre des barbelés ».
Mon père a essayé de raconter cette part de son histoire. « Lettre à mes filles », son projet de film, en est la preuve. Mais il n'a pas réussi. Il n'a jamais tourné ce film.
Aujourd'hui, c'est comme si nos deux chemins se rejoignaient. Lui avait besoin de raconter. Après s'être tu pendant si longtemps, il avait besoin de transmettre. Et moi, j'avais besoin de savoir pour aller au-delà du silence sur cette histoire, me fabriquer une mémoire et vivre en paix, mieux ancrée en France avec l'Algérie.
Ensemble, avec mon père, nous avons fabriqué un film-mémoire sur cet épisode de la guerre d'Algérie. C'est le récit de ce travail pour déranger le silence que je souhaite partager.
Références bibliographiques
ABRAHAM Nicolas; Török Maria, 1994. The shell and the kernel: Renewals of psychoanalysis. University of Chicago Press, Chicago.
BOURDIEU Pierre ; Abdelmalek, Sayad, 1964. Le Déracinement. La Crise de l'Agriculture Tradition- nelle en Algérie. Paris, Edition de Minuit.
CORNATON Michel, 1998. Les regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, L'Harmattan. Lazali Karima, 2018. Le trauma colonial. Enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale. La Découverte, Paris.
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Notice biographique
Dorothée Myriam Kellou est journaliste indépendante. Elle collabore régulièrement avec la presse, notamment avec le journal Le Monde. Elle a notamment révélé l'affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge en Syrie dans Le Monde en juin 2016. Ce travail a été récompensé à Washington D.C. par le prix Trace International pour l'investigation journalistique. J'ai également été nominée pour le prix Samir Kassir pour la liberté de la presse et le prix Albert Londres de la presse écrite.
Elle travaille également comme auteure et réalisatrice. Elle vient de terminer un long-métrage documentaire sur l'histoire des regroupements des populations pendant la guerre d'Algérie, en prenant comme point de départ la mémoire/l'oubli de mon père, cinéaste algérien exilé en France. L'écriture de ce film, produit par HKE production en Algérie, les films du Bilboquet en France et Sonntag Film au Danemark, a notamment été récompensée par la bourse « Brouillon d'un rêve documentaire » de la SCAM en 2014.
Elle est diplômée du Master d'Études arabes de Georgetown University, Washington D.C et de Sciences-Po Lyon, Relations internationales, monde arabe.
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