À partir d'entretiens biographiques réalisés dans le cadre d'un travail doctoral (2017) auprès de 82 converti-e-s à l'islam en France et aux États-Unis et d'observations ethnographiques dans des associations de convertis à Paris et Chicago, cette communication propose d'explorer les modalités du « coming out » religieux, ou plutôt de l'absence de coming out. Dans quelles conditions annonce-t-on sa conversion à l'islam à l'entourage familial et dans quelles conditions préfère-t-on la taire ? L'enquête qualitative révèle des différences marquées à cet égard de part et d'autre de l'Atlantique. Les façons de dire le religieux sont en effet structurées par les répertoires nationaux et les registres discursifs propres à chaque pays. Aux États-Unis, où la religion est un sujet de conversation banal et le changement de religion courant, le « coming out » est une étape quasi-obligatoire du processus de conversion et constitue un exercice attendu et maîtrisé. À l'inverse, il s'effectue de façon beaucoup plus heurtée dans le contexte français. Ne disposant ni du vocabulaire ni du registre conversationnel requis pour expliciter leur choix religieux, les convertis français annoncent leur conversion de façon maladroite, ou ne l'annoncent pas.
De nombreux enquêtés français n'ont en effet jamais verbalisé leur conversion auprès de leurs proches. C'est à ce silence que s'intéresse cette communication. Le silence peut être un choix délibéré (garder sa religion pour soi) ou contraint (crainte de rompre l'équilibre familial, incapacité à trouver les mots). Dans un cas comme dans l'autre, il est porteur d'implications. En raison de ce silence, les convertis et leurs familles s'engagent dans des allusions, des non-dits et des secrets. Les entretiens révèlent que la conversion à l'islam est bien souvent un « secret de polichinelle », ou ce qu'Eviatar Zerubavel appelle « the elephant in the room » : tout le monde est au courant, mais personne n'en dit rien. Le silence est alors le produit d'un accord tacite, visant à préserver l'harmonie des relations. Tant que les choses n'ont pas été dites, elles ne sont pas irréversibles. Le silence permet de maintenir une ambiguïté, entre le placard et le coming out, la révélation et la réserve. Il permet de dissocier la connaissance de la reconnaissance. Muets, taiseux, les convertis et leurs proches « dansent » autour du sujet de la conversion, sans jamais s'y référer explicitement. Ce silence entretenu, qui relève aussi bien du tact que du tabou, peut devenir pesant à la faveur de certains événements comme les repas de famille ou le mois du Ramadan. Le nombre de sujets de conversation abordables sans entrer dans la « zone de danger » se réduit comme peau de chagrin : alimentation, vêtements, éducation, politique deviennent des sujets potentiellement conflictuels qu'il est prudent d'éviter. Les situations embarrassantes et parfois cocasses racontées par les enquêtés français n'existent pas ou peu dans le contexte américain. L'incongruité du religieux dans le contexte français, et le fort stigmate qui pèse sur l'islam en particulier, font du silence une modalité centrale d'interaction entre les convertis et leurs proches.
Bibliographie indicative
Amiraux, V., 2018, « Citoyens, piété et démocratie. Réflexions sur l'occultation des corps croyants, l'intimité et le droit au secret », Social Compass, vol. 65, n°2, p. 168-186
Fernando, Mayanthi L., 2010, “Reconfiguring Freedom: Muslim Piety and the Limits of Secular Law and Public Discourse in France,” American Ethnologist, vol. 37, n° 1: 19-35.
Galonnier, J., 2017, Choosing Faith and Facing Race : Converting to Islam in France and the United States, Thèse de doctorat en sociologie, IEP de Paris et Northwestern University.
Kosofsky Sedwick, Eve, 1990, Epistemology of the Closet, Berkeley, University of California Press.
Simmel, Georg, 1906, “The Sociology of Secrecy and of Secret Societies,” American Journal of Sociology, vol. 11, n° 4: 441-498.
Zerubavel, E., 2006, The Elephant in the Room: Silence and Denial in Everyday Life. Oxford, Oxford University Press
Zerubavel, E., 2010, « The Social Sound of Silence: Toward a Sociology of Denial », in Shadows of War: A Social History of Silence in the Twentieth Century, B.-Z. Efrat, R. Ginio et J. Winter (dir.) Cambridge, Cambridge University Press, p. 32-44.
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Notice biographique
Juliette Galonnier est post-doctorante à l'INED dans le cadre du projet ANR « Global Race ». Ses travaux portent sur la construction sociale des catégories raciales et religieuses ainsi que sur leur imbrication. Elle a obtenu en juin 2017 un double doctorat en sociologie de Sciences Po et Northwestern University. Intitulée Choosing Faith and Facing Race : Converting to Islam in France and the United States, sa thèse a reçu en 2018 le Best Dissertation Award de l'American Sociological Association. Cette recherche consiste en une analyse comparative de l'expérience des converti-e-s à l'islam de part et d'autre de l'Atlantique. Sur ce sujet, elle a publié plusieurs chapitres d'ouvrages ainsi que des articles dans des revues comme Sociology of Religion, Social Compass ou Tracés. Elle est également fellow de l'IC Migrations, membre du comité de rédaction de Tracés, conseillère de rédaction à La Vie des Idées, membre du programme PSL « Agenda pour une sociologie critique des religions » et membre du réseau thématique pluridisciplinaire « Les chercheurs sur l'islam dans la cité : enquêtes, risques et transferts ».
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