Théoricienne de la sensibilité des années 1960 et 1970, du style camp à la culture artistique antagoniste, Susan Sontag a également mis en lumière, à la suite de John Cage, la dialectique du silence à l'œuvre dans les pratiques d'avant-garde : un silence éloquent qui, de Marcel Duchamp à Jasper Johns, s'impose comme une esthétique décontaminée par le langage. Dans l'essai « The Aesthetics of Silence » (1967), la critique d'art reproche en effet aux mots de provoquer une hyperactivité de la conscience qui émousserait les sens. Libérées du verbe, les stratégies du silence engageraient au contraire à regarder, entendre, ressentir l'œuvre plus directement et concrètement.
Dans les premiers films de Sontag, Duo pour cannibales (1969) et Les Gémeaux (1971), le silence se voit conférer une place majeure, au cœur du dispositif cinématographique et des relations entre les personnages. Réalisés en Suède, profondément influencés par le cinéma d'Ingmar Bergman, ces long-métrages développent une dramaturgie du mutisme volontaire opposé à la violence. À huis clos, Duo pour cannibales met en scène la dévoration psychologique de deux jeunes gens par un couple plus âgé. Ce sont également quatre personnages en crise émotionnelle qui se rejoignent sur une île dans Les Gémeaux, autour de la relation ambiguë entre l'ex-mari de Lena et Carl, un jeune danseur mutique. À mille lieues de l'apathie, le silence qui structure l'écriture cinématographique et les postures des personnages dans ces deux films semble saturé d'affects. En outre, l'absence de paroles permet l'affirmation visuelle de corporéités et d'interactions homoérotiques, jamais spécifiées ni nommées en tant que telles dans le récit.
À contre-courant des affirmations politiques féministe et queer qui émergent à la fin des années 1960, Sontag a choisi de taire sa propre bisexualité. Cette posture mutique, qui a pu être associée à de la négation et à du déni, lui a été reprochée. S'interrogeant à propos du mutisme indifférent de John Cage et de Robert Rauschenberg dans leur art et dans leur vie, l'historien de l'art Jonathan D. Katz refuse d'analyser la neutralité arborée par ces artistes comme de la passivité politique, arguant que le silence constitue une forme de réaction stratégique à la répression de l'homosexualité. Cette « performance du silence » représenterait plutôt une dissidence déguisée, une « politique de la négation ». En croisant l'analyse des films Duo pour cannibales et Les Gémeaux, cette communication émet l'hypothèse que l'approche cinématographique du silence développée par Sontag constitue une forme de résistance esthétique et politique queer aux rapports de pouvoir et aux normes de genre et de sexualité. En s'appuyant sur la pensée du silence développée par l'auteure, dans un dialogue entre théorie et pratique, il s'agira d'éclairer l'expérience corporelle, visuelle et sonore du silence ainsi que la place de l'affect et du trauma dans son cinéma, pour s'intéresser, enfin, à l'oppositionnalité énoncée par le mutisme volontaire.
Références bibliographiques
Ching, Barbara et Wagner-Lawlor, Jennifer A. (éd.), The Scandal of Susan Sontag, New York, Columbia University Press, 2009.
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Katz, Jonathan D., « Identification », [1977], in Moira Roth et Jonathan D. Katz (éd.), Difference/Indifference. Musings on Postmodernism, Marcel Duchamp and John Cage, Amsterdam, G+B arts international, 1998, p. 49-68.
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Roth, Moira, « The Aesthetic of Indifference », [1977], in Moira Roth et Jonathan D. Katz (éd.), Difference/Indifference. Musings on Postmodernism, Marcel Duchamp and John Cage, Amsterdam, G+B arts international, 1998, p. 33-47.
Sontag, Susan, Against Interpretation and Other Essays, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1966.
Sontag, Susan, « The Aesthetics of Silence », [1967], in Styles of Radical Will, Londres, Secker & Warburg, 1969, p. 3-34.
Sontag, Susan, Brother Carl : a film script, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1974.
Sontag, Susan, Devant la douleur des autres, [2002], trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Christian Bourgois, 2003.
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Notice biographique
Docteure en histoire et critique des arts de l'université Rennes 2 et ATER en arts visuels à l'Université de Strasbourg, Johanna Renard est l'auteure d'une thèse intitulée « Poétique et politique de l'ennui dans la danse et le cinéma d'Yvonne Rainer », à paraître en 2019 aux éditions De l'Incidence. Collaborant régulièrement avec la revue Critique d'art, elle a publié des articles dans les revues Cahiers du genre, Cahiers de narratologie, L'Atelier, Agôn et Émulations. Elle co-dirige par ailleurs l'édition des actes du colloque international Constellations subjectives. Pour une histoire féministe de l'art, à paraître en novembre 2019 aux Éditions iXe. Ses recherches portent sur l'histoire et la théorie de l'art contemporain depuis les années 1960, explorant les rencontres et les croisements entre arts visuels, performance, danse, cinéma expérimental et art vidéo. Développant un travail sur l'histoire et la politique des émotions et des affects dans les pratiques artistiques, elle co-organise un colloque international intitulé « Affects, flux, fluides : représentations, histoires et politiques des émotions en arts » qui se tiendra en avril 2019 à l'Université de Strasbourg.
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