Le silence des morts. Peut-on faire parler les disparus ?
Christine Détrez  1, *@  
1 : Centre Max Weber  (CMW)
École Normale Supérieure - Lyon, Université Lumière - Lyon 2, Université Jean Monnet [Saint-Etienne], Centre National de la Recherche Scientifique : UMR5283
* : Auteur correspondant

Quoi de plus silencieux qu'un mort ? Peut-être une morte. Surtout quand cette femme décède jeune, à 26 ans, au terme d'une vie « minuscule » (Michon, 1984), « faible » (Laé, 2018), banalement ordinaire. Surtout quand le secret est posé sur son souvenir, et que son évocation est taboue. Silence, absence, ne restent alors d'elle qu'un nom et un prénom, aucune date, aucune photo. Si Michelle Perrot s'interrogeait sur les silences de l'Histoire dans lesquels sont cantonnées les femmes, ce serait un silence bien particulier, celui d'une histoire familiale, que j'aimerais interroger dans ce colloque, en particulier dans le cadre de la réflexion sur la « trame du silence ». Car il se trouve que cette femme – Christiane – était ma mère. Ma proposition consiste à retracer les conditions de possibilité d'une enquête sur cette morte, afin de briser ce silence, dans la trace d'autres enquêtes menées sur des disparus (Jablonka, 2012 ; Sands, 2016, Mendelsohn, 2006, Otero, 2003, Caravaca 2017...), tant les dispositifs d'effacement des individus laissent toujours des traces infimes, qu'il s'agit alors de collecter, de découvrir, d'inventer, comme on le dit pour les trésors.

Par un travail dans les archives, par des entretiens de personnes ayant traversé les mêmes espaces sociaux, par tout un travail relevant des sciences sociales peuvent en effet être recomposés un style de vie, une trajectoire. Mais peut-on vraiment « faire parler » les morts ? Si la biographie finit par s'élaborer, l'enquête permet-elle de retrouver les gestes, les sensations, et surtout la voix (Muxel, 1996) ? Permet-elle d'approcher l'individu au-delà des similarités que l'on peut tisser entre personnes de la même génération ? Si mon enquête a débusqué des pans entiers encore laissés dans l'ombre par l'histoire ou la sociologie (Les Ecoles Normales de Filles, la coopération à la fin des années 60), si elle donne ou redonne parole, que dit-elle finalement de cette femme elle-même, presque 50 ans après sa mort ? Dans le bruissement des mots recueillis, des correspondances analysées, de tous ces discours suscités par mon enquête, de tous ces récits « re-suscités » (Despret, 2015), c'est par un détour étonnant que sera rendue, sinon la voix, au moins la façon de parler de Christiane, dans un clin d'œil non sans ironie pour qui s'intéresse aux mises au silence.

Bibliographie indicative

Caravaca Eric, Carré 35, 2017 (documentaire).
Despret Vinciane, Au bonheur des morts, Paris, La Découverte, 2015.
Jablonka Ivan, Histoire des grands parents que je n'ai pas eus, Paris, Seuil, 2012.
Laé Jean-François, Une fille en correction, Paris, CNRS-Editions, 2018. Mendelsohn Daniel, Les disparus, Paris, Flammarion, 2006.
Michon Pierre, Les vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984. Muxel Anne, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, 1996.
Otero Mariana, Histoire d'un secret, 2003 (documentaire).
Perrot Michelle, Les femmes ou les silences de l'Histoire, Flammarion, 1998.
Sands Philippe, Retour à Lemberg, Paris, Albin Michel, 2016.

 

Notice biographique

 Christine Détrez est professeure de sociologie. Ses derniers livres parus sont Quel genre ? (Thierry Magnier, 201) ; Les femmes peuvent-être de Grands Hommes, Paris, Belin, 2015).



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