Le silence dit et montré dans les lettres des poilus : marques, fonctions et enjeux discursifs
Stefano Vicari  1, *@  
1 : Dipartimento di Lingue e culture moderne, Università di Genova  -  Site web
Piazza S. Sabina, 2 - 16124 GENOVA -  Italie
* : Auteur correspondant

Dans les lettres des soldats de la Première Guerre Mondiale, le silence est dit, montré, voire exhibé sous la plume des scripteurs (Vicari, 2014). Dans cette étude, je me propose de montrer non seulement comment se dit le silence dans ces écrits, dont les buts sont pourtant ceux de transmettre des informations à l'arrière, de garder le contact et de rassurer les membres de la famille (Steuckardt, 2015), mais aussi les fonctions auxquelles la représentation discursive du silence remplit dans la dynamique des relations interdiscursives qui se tissent au fil des lettres, tant il est vrai que, tant dans son sens propre que dans celui figuré, le silence est toujours porteur de sens (Barbet, Honoré, 2013). Mon hypothèse est que les représentations discursives du silence et de l'impossibilité de dire constituent l'un des moyens discursifs par lesquels les soldats reconfigurent dans leurs écrits les rapports de pouvoir avec l'autorité, qu'elle soit militaire ou de la presse.

Pour ce faire, je m'appuierai sur un corpus numérisé et annoté dans le logiciel de textométrie TXM constitué d'à peu près 1500 lettres, permettant de reconstruire un panorama assez complet des identités de ces combattants : du soldat de 2e classe au général, tous y sont représentés, bien que dans des proportions variables.

Dans un premier temps, je montrerai les différents cas de figure qui se présentent dans les lettres et qui déclinent le silence soit sous la forme d'une impossibilité de dire, soit sous celles de la volonté et ou de la nécessité de se taire, d'allusions, etc. dans le but de délimiter la notion de silence, polyvalente et ambiguë (Puccinelli Orlandi, 1996, Le Breton, 1997), telle qu'elle se déploie dans ces lettres.

Dans un deuxième temps, j'analyserai les différents moyens langagiers et discursifs utilisés par les poilus pour dire et montrer le silence (gloses métadiscursives, marques graphiques, discours rapportés, etc.). L'analyse textométrique permettra alors de saisir le poids de la représentation du « silence » dans l'ensemble du corpus, d'en dégager les contextes d'apparition, les cooccurrences, etc., afin d'établir un répertoire exhaustif des marques discursives déployées par les scripteurs et leur enchainement transphrastique dans les lettres.

Enfin, je montrerai comment ces représentations du silence constituent de véritables enjeux discursifs dans ces lettres à partir des différentes fonctions qu'elles remplissent : inscription en discours de l'éthos du témoin, critique de l'autorité militaire, création d'une dimension pathémique et d'une connivence avec le destinataire et/ou les autres poilus.

 

Corpus

Bénard, H.(1999). De la mort, de la boue, du sang. Lettres de guerre d'un fantassin de 14-18, Paris : Grancher.

Foch, F. (éd.) (1922). La dernière lettre écrite par des soldats français tombés au champ d'honneur 1914-1918. Paris : Flammarion.

Guéno, J.-P. (éd.) (1998). Paroles de Poilus Lettres et carnets du front de 1914 – 1918. Paris : Librio. Marquand, A. (2011). Et le temps, à nous, est compté" : Lettres de guerre (1914-1919). Forcalquier : C'est-à-dire.

Olivier, G. (2008). Afin de ne jamais oublier, Vie et mort d'un poilu héroïquement ordinaire, Gaston Olivier, soldat au 274e RI. Le Chaufour : Editions Anovi.

Papillon, L. (2003). « Si je reviens comme je l'espère ». Lettres du Front et de l'Arrière. 1914-1918. Paris : Grasset.P

ensuet, M. (2010). Écrit du front, Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917. Paris : Tallandier.

Tanty, E. (2002). Les violettes des tranchées, Lettres d'un Poilu qui n'aimait pas la guerre. Paris : Editions Italiques

Bibliographie

BARBET, Denis, Honoré, Jean-Paul. 2013. « Ce que se taire veut dire. Expressions et usages politiques du silence », in Barbet, D. & Honoré, J.-P. (dir.), Le silence, Mots. Les langages du politique, n°103, p.7-21.
LE BRETON David. 1997. Du silence, Paris, Métailié (Traversées).
PUCCINELLI-ORLANDI,1996. Les formes du silence. Dans le mouvement du sens, Paris, Éditions des Cendres.
STEUCKARDT, Agnès (dir.). 2015. Entre village et tranchées. L'écriture de Poilus ordinaires, Uzès : Inclinaison.
VICARI, Stefano. 2014. « Vous allez dire que ma lettre n'est pas encourageante. Que voulez-vous, je suis franc et j'ai tenu à vous dire tout cela... Ou comment les poilus réduisent la « distance » dans leurs lettres », in Actes du CMLF (Congrès Mondial de Linguistique française), Berlin, 2014. http://www.shs- conferences.org/articles/shsconf/pdf/2014/05/shsconf_cmlf14_01296.pdf

 

 Notice biographique

Stefano Vicari est enseignant-chercheur en Linguistique française à l'Université de Gênes (Italie). Ses intérêts de recherche se situent dans le cadre de l'analyse du discours à la française. Il est spécialiste de l'analyse des représentations métalinguistiques ordinaires et des lettres des poilus de la Grande Guerre. Membre du projet “Netpasts” (ANR) dirigé par Agnès Steuckardt, il a participé à la mise en place d'un projet H2020 coordonné par l'Université de Montpellier III sur la transmission de la mémoire des conflits mondiaux au XXI siècle (projet classé, mais non financé).



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