Le silence des ouvriers (post-)yougoslaves à Sochaux-Montbéliard, de 1965 à nos jours.
Juliette Ronsin  1  
1 : Institut d\'histoire moderne et contemporaine
Centre National de la Recherche Scientifique : UMR8066, École normale supérieure - Paris, Université Panthéon-Sorbonne

Pour ma thèse d'histoire intitulée « Les ouvriers (post-)yougoslaves des usines Peugeot à Sochaux-Montbéliard, de 1965 à nos jours. », sous la direction de Claire Zalc, je suis partie du silence de mon grand-père, ancien ouvrier de l'automobile, comme point de départ. Pourquoi ce silence sur son parcours ? Que signifiait-il ? En m'intéressant aux ouvriers yougoslaves à Sochaux-Montbéliard, j'ai été de nouveau confrontée à ce silence lors des entretiens ethnographiques que j'ai menés, conjointement à mes recherches en archives. Les trajectoires des Yougoslaves en France, et à Sochaux-Montbéliard, sont peu connues car invisibilisées. Elles sont dès lors vouées au silence.

Pour les personnes dont je tente de retracer les trajectoires individuelles, le silence s'impose comme une « trame ». Lorsque j'interroge d'anciens ouvriers, les premiers abords sont parfois ardus. Ces demandes de témoignages oraux sont parfois perçues comme agressives. Le silence apparaît alors comme un élément de pouvoir car les informations sont distillées au compte-goutte, accroissant la valeur d'une parole se faisant rare. Le silence s'est imposé au fil d'une existence rude marquée par des évènements traumatisants comme l'après Seconde guerre mondiale, l'émigration et les conditions de travail à l'usine. Certains sujets comme les maladies professionnelles sont difficiles à aborder et souvent passés sous silence. De plus, les ouvriers (post-) yougoslaves conservent souvent le sentiment d'être surveillés (depuis le contexte politique en Yougoslavie après le schisme entre Tito et Staline, jusqu'au travail à l'usine en France avec la présence de « mouchards »). Recrutés comme travailleurs temporaires, les craintes d'être dénoncé et de perdre son emploi étaient vives. D'un point de vue genré, les ouvriers yougoslaves à Sochaux-Montbéliard étant uniquement des hommes, le silence est de mise afin de ne pas montrer des émotions qui menaceraient la virilité. Dans les entretiens que j'ai conduits, la parole était plus rare lorsque les enquêtés éprouvaient des difficultés liées à la langue française. Le sentiment d'être jugé était alors d'autant plus vif. Au quotidien, le silence est recherché par opposition au bruit assourdissant de l'usine, des bals, de la télévision. Le silence est lié à un espace de rêverie, d'illusion de liberté, durant les quelques heures en dehors du travail, où l'on peine à trouver le sommeil. Enfin, parfois involontaire, la « trame du silence », peut être vouée à se transmettre entre générations dans un espace familial où l'on ne dit pas certaine chose.

Références bibliographiques

BENGUIGUI, Yamina, Mémoires d'immigrés : l'héritage maghrébin, [1], Les Pères, Paris, Centre National de la Cinématographie, Images de la Culture, 1997.
COROUGE, Christian et PIALOUX, Michel, Résister à la chaîne : dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.
GATTI, Armand, « Yougoslave : la bataille des trois P. (43') », Le lion, sa cage et ses ailes, France, 1976, Paris, Ed. Montparnasse, cop. 2011.
SAYAD, Abdelmalek, La double absence : des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, Paris, Editions du Seuil, 1999.

 

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Notice bibliographique

Juliette Ronsin est doctorante à l'École normale supérieure, sous la direction de Claire Zalc. Elle est lauréate du prix CILAC « Jeune chercheur » 2017 pour son mémoire de Master « Le patrimoine textile et la fabrication des tapis » (Université Paris-Diderot).



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