Une adversité confinée. Étude d'ethnographie judiciaire dans l'Amérique francophone
Fabrice Fernandez  1, *@  , Sophie Arnal  1@  , Sophie Marois  1, *@  , Stéphanie Gariépy  1, *@  
1 : Université de Laval
* : Auteur correspondant

Cette communication repose sur une ethnographie du procès de l'auteur d'une tuerie de masse commise en janvier 2017 au sein d'un lieu de culte musulman de l'une des principales villes du Canada francophone. Si cette « tragédie », telle qu'elle est nommée dans l'espace public, prend place dans un contexte d'augmentation des crimes haineux et des crimes de masse en Amérique du Nord, elle questionne le politique dans sa capacité à penser (et à enrayer) les mécanismes par lesquels racisme, islamophobie et terrorisme nationaliste prennent racine au cœur même d'un pays qui se prévaut des valeurs d'ouverture, d'humanisme et de pluralisme.

L'ethnographie judiciaire que nous proposons ici croise le regard de trois chercheurs et d'une dessinatrice sur une enquête qui, depuis les prémisses du procès jusqu'à son verdict, aura duré plus de 15 mois. Cette ethnographie collective s'est attachée à observer, décrire et analyser minutieusement les audiences mais aussi les interstices et les coulisses du procès (moments d'attente avant, entre et à la sortie des audiences, observations au sein des différents rassemblements publics autour de la tuerie et du procès de son auteur) tout en procédant à une analyse de contenu des articles parus sur le sujet au sein des principaux journaux nationaux (près de 350 articles de février 2017 à décembre 2018).

Ce faisant, nous examinerons ici la marginalisation et la relégation par la sphère publique des récits d'adversité des survivants et des familles de victimes. Circonscrite à l'espace ritualisé du tribunal, cette parole sur leurs expériences de l'islamophobie, sur leurs parcours d'exil et souvent d'exclusion, demeurent une parole sociale évanescente. De leurs espoirs déchus, de leur terreur, de leur colère consécutive à la « tragédie », à son traitement et à leur propre mise en altérité qui en a découlé, rien ou si peu n'est retenu et relayé dans la sphère publique.

Ces récits d'adversité sont ici contenus — voire confinés — par la synergie de subtils mécanismes de voilement des dissonances interprétatives, émotionnelles, culturelles et sociales. Trois strates de ce voilement seront particulièrement explorées : i) le façonnage médiatico-politique (surmédiatisation d'éléments périphériques et de micro-évènements, sélection des informations relayées, interprétations des discours du juge, des experts, des survivant-e-s et des familles de victimes, normalisation de projets politiques d'exclusion) ; ii) le faire taire juridique comme un travail moral et dialogique des différents acteurs du procès (cadrage des récits de victimes, insistance sur les traumatismes individuels au détriment de la dimension sociale et collective de l'expérience, exclusion de l'acte de terrorisme des chefs d'accusation, ordonnances de non-publication de certaines dépositions, interdiction de diffusion des images du crime, contrôle des postures jugées « inappropriées » durant les audiences, etc.); Enfin iii) notre communication propose une réflexion éthique sur l'(auto)censure scientifique et sur les conditions de possibilité d'une ethnographie politique de la justice. Comment — au-delà du fait criminel et de la personnalité de son auteur — faire entendre cet autre discours, celui qui témoigne de la construction d'une altérité radicale et des discriminations qui en résultent ?

Bibliographie indicative

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Notices biographiques des auteur.trices

Fabrice FERNANDEZ (Ph D.) est professeur de sociologie de l'Université Laval (Qc, Canada). Ses travaux sur la justice, l'univers carcéral, la psychiatrie ou l'itinérance questionnent les limites politiques, sociales et morales fixées à la libre disposition de soi et de son corps en situation de précarité. Il a publié (ou co-publié) plusieurs ouvrages dont Le langage social des émotions (Economica - Anthropo, 2008); Emprises (Larcier, 2010); Juger réprimer, accompagner. Essai sur la morale de l'Etat (Le Seuil, 2013); Les émotions. Une approche de la vie sociale (Les archives contemporaines, 2013) et At the Heart of the State (Pluto Press, 2015).

Stéphanie GARIEPY (MSc.) est doctorante en sociologie à l'Université Laval (Qc, Canada) et intervenante sociale à la YWCA Québec. Sa formation multidisciplinaire en criminologie et en sociologie l'a menée à s'intéresser aux formes alternatives de prise en charge et d'accompagnement des personnes marginalisées, tant dans le domaine de la justice que dans le champ de l'intervention sociale. Elle mène actuellement des recherches sur les équipes mobiles de suivi en santé mentale au sein de la communauté. Elle a co-publié l'article Les failles affectives. Ethnographie politique de l'enquête sur remise en liberté (Tsantsa, 2018).

Sophie MAROIS est étudiante à la maitrise en sociologie à l'Université Laval (Qc, Canada). Ses principaux intérêts de recherche concernent le genre, les migrations et la justice. Son mémoire de maitrise porte sur l'émergence et la prolifération des tribunaux spécialisés, des dispositifs qui combinent des stratégies de prise en charge juridiques et thérapeutiques afin de proposer une alternative au système de justice traditionnel.

Sarah ARNAL est dessinatrice, illustratrice et graveur. Elle est diplômée de l'École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Ancienne directrice du Pôle édition - estampes de l'École supérieure d'art et de design de Saint- Etienne, elle est notamment l'auteur (avec le scénariste Julien Lacombe) du roman graphique La première fleur du pays sans arbres aux éditions Requins Marteaux (2012)


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