À partir d'une recherche ethnographique sur la circulation académique de chercheurs indiens en sciences sociales qui font carrière en Europe, je propose une réflexion sur le rôle joué par le non-dit et le silence dans une enquête sur le milieu académique. Mon terrain, qui a consisté dans l'observation participante de deux centres de recherche spécialisés dans les études sur l'Asie du Sud, l'un en Angleterre et l'autre en Allemagne, m'a montré qu'une ethnographie de la vie académique se confronte inévitablement à des tabous et des « unmentionables » (Mills et Berg, 2010: 336), mais également à la place du corps et des émotions dans la construction d'une place pour soi dans le milieu universitaire (Bourdieu, 2003 [1997]). C'est la raison pour laquelle j'ai dû recourir à une anthropologie du « langage non-représentationnel » (Favret-Saada, 1977) afin de comprendre le potentiel communicatif des interactions face-à-face et des échanges non-verbaux (Goffman, 1974). Dans le contexte de mon terrain, j'ai compris rapidement que la parole énoncée était souvent moins importante que certaine corporalité, de même que l'énonciation de certaines expériences, sentiments ou avis pouvait prendre la forme d'une sorte d'affirmation cachée étalée sur un long acte de témoignage. Afin de rendre ces deux formes du silence plus claires, j'explore en détail deux situations ethnographiques fort différentes mais complémentaires puisqu'elles témoignent également de différentes positionalités à l'intérieur de mon terrain.
La première situation concerne un échange de regards entre moi et la directrice de l'un des centres de recherche auquel j'ai été affilié pendant mon enquête de terrain. Malgré une première réponse accueillante, ma relation avec sa directrice n'a jamais été très aisée, et petit à petit je réalisais, grâce à des situations précises mais aussi des signes corporels, qu'elle m'évitait. Un jour, installé dans la petite bibliothèque du centre alors que j'attends le début du séminaire de celui-ci, dos tourné à l'entrée, j'entends la voix de la directrice qui annonce « the speaker's arrived ». Je me tourne involontairement, et à ce moment précis nos yeux se croisent fortuitement. En me voyant, elle dévie lentement son regard, en les fermant légèrement, en même temps qu'elle élève doucement sa tête et se tourne sur la sortie de manière gracieuse et flegmatique. Pour une raison que je ne pouvais pas comprendre ou à laquelle je ne pouvais pas vraiment attribuer un sens précis, cette interaction fugace m'a causée une forte impression dans l'instant, mais aussi sur le long terme. La seule chose dont j'étais alors sûr c'était que cet échange de regards en disait long sur quelque chose qu'il fallait être interprété dans le cadre de mon ethnographie.
La deuxième situation ethnographique regarde deux entretiens conduits avec l'une de mes interlocutrices en Angleterre, aussi directrice d'un centre prestigieux. Étant une dark skinned woman d'origine populaire et de caste inconnue dans un milieu dominé par des personnes de haute caste, de peau claire et classe moyenne supérieure, cette chercheuse évoqua à plusieurs reprises les challenges de sa vie. Malgré le fait qu'elle avait beaucoup parlé de ces défis, il devient clair pour moi qu'il y avait un message qui restait sur le plan du non-énoncé, voire d'une « connaissance vénéneuse » (Das, 2007) qui ne doit pas être articulé. Malgré le fait qu'elle établit des rapports directs entre discrimination de classe, caste et genre, migration et la vie académique, deux points doivent être prises en considération : il y a une dimension corporifiée de ce témoignage qui est à la fois objet de sa réflexion et manière de « dire » ; et, au-delà de ce qu'elle a effectivement dit, de ces rapports qu'elle établit elle-même, il y a un énoncé qui s'exprime par le biais de ce qui se constitue comme un acte de témoignage dans son intégralité, et qui se construit progressivement. Cet acte de témoignage, cette parole extensive par laquelle des choses sont dites au fur et à mesure sans jamais arriver à une énonciation « livrée », sorte d'affirmation étalée sur un long détour, ne peut être aperçue qu'en regardant l'ensemble de son discours. « Je ne peux pas parler ouvertement de certaines choses à cause de ma position », dit-elle.
Ainsi, soit à travers l'évitement et le regard, soit à travers cette sorte d'affirmation cachée et étalée sur les entrelignes, je me propose à réfléchir sur ces formes de silence qui ne se réduisent pour autant à l'absence de parole. Ma contribution, qui interroge « La trame du silence » (axe 3), s'intéresse au statut épistémique du silence dans la recherche en sciences sociales. En somme, je suggère qu'une analyse anthropologique du silence implique un dépassement de la fixation disciplinaire sur le « représenté », c'est-à-dire la parole dite, l'image ou les rituels. Ici, des actes fragmentaires de communication, tel qu'un regard fortuit ou ce qu'on ne dit pas tout en en parlant longuement, deviennent des éléments ethnographiques centraux. Ces deux situations m'ont conduit à tourner mon attention progressivement vers une série de non-dits et de silences constitutifs de la vie académique qui s'exprimaient de manières plus ou moins subtiles, chiffrées, souvent fragmentaires et gestuelles : un regard, une pause, un quasi-geste, un évitement, un air de soupçon, ou d'autres techniques corporels (Mauss, 1936) à être décryptés visuellement.
Références bibliographiques
BENEÏ, Véronique. 2008. Schooling Passions. Nation, History, and Language in Contemporary Western India . Stanford: Stanford University Press.
BOURDIEU, Pierre. 2003 [1997]. Méditations pascaliennes. Paris: Edition du Seuil.
Das, Veena. 2007. Life and Words: Violence and the Descent into the Ordinary. Los Angeles and London: California University Press.
FAVRET-SAADA, Jeanne. 1977. Les mots, la mort, les sorts. Paris: Editons Gallimard.
Goffman, Erving. 1974. Les rites d'interaction. Paris: Minuit.
LE BRETON, David. 2008 [1990]. Anthropologie du corps et modernité. Paris: Presses universitaires de France.
Mauss, Marcel. 1936. "Les techniques du corps." Journal de Psychologie XXXII.
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Notice biographique
Vinicius Kauê Ferreira est doctorant en Anthropologie sociale et ethnologie à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), où il a également obtenu son diplôme de Master en sciences sociales, spécialité « Anthropologie sociale et ethnologie ». Ses études de licence en sciences sociales ont été réalisées à l'Universidade Federal de Santa Catarina, Brésil. Il est actuellement membre de la Commission on Migration de l'International Union of Anthropological and Ethnological Sciences (IUAES) et éditeur-fondateur de la revue Novos Debates de l'Association Brésilienne d'Anthropologie(ABA). Il a été vice-président et président de l'Association des Chercheurs et Étudiants Brésiliens en France (APEB-Fr) entre 2011 et 2013.
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