Notre communication propose d'investiguer le faire silence par l'étude de l'expérience individuelle et collective des minutes de silence post-attentats, en particulier de celles instituées en France au lendemain des attentats de janvier et novembre 2015. Nourri par un travail en cours d'enquête de terrain sur les réactions post-attentats 2015 dans le monde scolaire, notre propos concerne les enjeux narratifs qui se jouent dans ce faire silence particulier.
Il s'agira dans un premier temps d'évoquer la fabrique d'une narration politique de ce faire silence sous plusieurs aspects. En considérant la question des temporalités en jeu, la fonction attribuée par le politique à la minute de silence post-attentat lui accorde une valeur suspensive - tous les individus sont amenés à interrompre leurs activités quelque soit leur condition- qui permettrait de rétablir un ordre temporel bouleversé par l'« événement insignifié » qui « déchire un ordre déjà établi » (Ricœur).
Toujours dans ce rituel politique, l'effet performatif de la minute de silence postule l'existence d'une communauté nationale qui apparaît par ce geste collectif simultané. Ce silence devient ainsi le porte-parole investi par le groupe (Bourdieu) pour faire entendre la survivance d'une communauté unie qui reste dans l'ordinaire de la vie de la Cité largement imaginaire (Anderson). Cette apparition physique d'une communauté politique ainsi unifiée par le silence répond à des enjeux fortement investis puisque que la demande d'une minute de silence à tous les concitoyens est effectuée par le Président de la République alors que le modèle politique (régime républicain pour janvier 2015) ou social (vivre ensemble pour novembre 2015) est déclarée attaquée. Le faire silence est alors narré comme un acte de résistance civique. On s'attachera aussi à voir dans quelle mesure ce « faire silence » ordonné par le pouvoir politique relève d'une intention de faire taire (Boucheron). En ce sens, la minute de silence de janvier 2015 produit des voix dissonantes dans le monde scolaire qui font rupture avec un cadre (Goffman) qui doit conjurer le désordre causé par l'événement terroriste. Comment ces obstructions au silence sont exprimées et négociées dans l'espace scolaire par ceux qui les produisent et par ceux qui ordonnent le silence ? Comment sont-elles ensuite entendues et répercutées dans l'espace public ? Le non partage du « faire silence » en janvier 2015 produit ainsi, immédiatement après, profusions de discours sur l'état de la société française (faillite de la laïcité, des missions de l'école, des enseignants, du projet républicain). Paradoxalement, l'observation plus large de la minute de silence post-13-Novembre dans les établissements scolaires est passée sous silence. Enfin, ce « faire silence » formalise un rituel de deuil rendant hommage à ceux qui sont morts dans les attentats. Cette fonction est à remettre en perspective historique, la minute de silence émergeant comme une pratique rituelle d'hommages aux morts dans des sociétés laïcisées au tout début du XXe siècle qui s'est massifiée au lendemain de la Première Guerre mondiale (Gregory, Prost) et dont les élèves ont été les premiers destinataires (Saint Fuscien). Dans ce cadre, notre attention se portera sur le « faire silence » au lendemain des attentats de 2015 saisi comme une expérience éminemment sociale mettant en jeu des interactions entre les vivants et les morts que l'on doit écouter, et entre l'individuel et le collectif. La minute de silence apparaît ainsi comme un cadre rendant possible et surtout tangible un lien collectif et ainsi échapper à sa solitude pour faire face à l'épreuve de la mort, besoin déjà signalé par le sociologue Georges Simmel. Entremêlant des logiques de « concernement » (Truc) et de conformité (Mariot), le faire silence met ainsi en scène un processus collectif d'individuation et de socialisation de l'événement (Quéré) qui sera présenté par le biais de l'enquête déjà évoquée.
Références bibliographiques
Marc Abélès, « Mises en scène et rituels politiques : une approche critique », Hermès, 1990, p.241-259.
Benedict Anderson, L'Imaginaire national, Paris, La Découverte, 200
Patrick Boucheron, avec Mélanie Traversier et Christophe Brault, émission « Faire silence » sur France Musique produite par Karine Le Bail, 2 juillet 2017.
Randall Collins, « Rituals of Solidarity and Security in the Wake of Terrorist Attack », Sociological Theory, 22/1, 2004.
Erving Goffman, Les cadres de l'expérience, Paris, Minuit, 1991
Adrian Gregory, The Silence of Memory: Armistice Day 1918-1946, London, Bloomsbury, 1994
Nicolas Mariot, « Pourquoi il n'existe pas d'ethnographie de la citoyenneté », Politix, n° 92, 2010, 167-194.
Antoine Prost, « Les monuments aux morts », dans P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. I. La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 195-228.
Louis Quéré, « L'espace public comme forme et comme événement » dans
Joseph Isaac (dir.), Prendre Place, Paris, Recherches, 1995
Paul Ricœur, « Evénement et sens », Raisons pratiques, n° 2, 1991, p. 41-56
Emmanuel Saint Fuscien, « “Enfants, sauvez les tombes de nos mortsˮ : deuil de guerre et mondes scolaires (1914-1939) », Cahiers Jaurès, 2017/3, p. 65-87.
Christina Simko, The Politics of Consolation. Memory and the Meaning of September 11, New-York, Oxford University Press, 2015
Georges Simmel, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 1999 [1908]
Gérôme Truc, Sidérations : une sociologie des attentats, Paris, PUF, 2016
Gérôme Truc, « Dire son émotion en réaction à un attentat », dans A. Faure, E. Négrier (dir.), La politique à l'épreuve des émotions, Rennes, PUR, 2017
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Notice biographique
Chercheur en histoire contemporaine à l'Université de Paris 1 (Centre d'Histoire Sociale du XXe siècle) et enseignant à Sciences Po Paris, je consacre mes recherches à la mémoire sous différents aspects (épistémologie, langage, narrations, acteurs sociaux, politiques officielles, École, vecteurs culturels, numérique, mémoire de la Shoah, mémoire de l'esclavage) à l'échelle nationale et internationale (invité à NYU aux États-Unis, Unicamp au Brésil et Université de Kigali au Rwanda). J'ai publié ma thèse chez CNRS Éditions en 2016 (Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire) et suis l'auteur de nombreux articles dans différentes revues (Vingtième siècle, Revue d'histoire moderne et contemporaine, Mots. Les Langages du politique, Questions de communication, Conserveries mémorielles, National Identities, Intermédialités, Mémoires en jeu, Cahiers d'histoire). Je coordonne actuellement un dossier sur les lois mémorielles en Europe pour la revue Parlement(s) à paraître en janvier 2020. Je mène par ailleurs depuis bientôt deux ans un projet de recherche à Paris 1 intitulé « Mémoires et mises en récit des attentats de 2015 dans le monde scolaire » qui m'a amené à écrire l'article « L'École à l'épreuve de l'attentat de Charlie Hebdo. Quand les minutes de silence parlent aussi » (2017). Enfin, j'ai déposé dans le cadre d'une candidature à l'Ehess en novembre 2018 un projet de recherche et d'enseignement intitulé « Temps et mémorialisation » qui prévoit une étude socio-historique de la minute de silence.
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