L'absence de la violence de guerre dans les lettres de Poilus ordinaires, un silence stratégique?
Jean-Michel Géa  1  
1 : Lieux, Identités, eSpaces et Activités  (LISA)  -  Site web
Université de Corse, CNRS : UMR6240
Université de Corse Pasquale Paoli - Campus Mariani - 7 avenue Jean Nicoli - BP 52 - 20252 Corte -  France

De tous les conflits armés, la Première guerre mondiale fut celui qui engendra la plus formidable masse de correspondances entre les combattants et leur famille. D'abord à cause de sa durée et de l'ampleur de la mobilisation, ensuite, et peut-être surtout, parce que l'école avait globalement fourni à la population française les compétences du savoir lire et écrire (ce qui n'était pas le cas en 1870). De fait, jamais les Français ne s'écrivirent autant que durant ces années de guerre : au rythme d'environ une lettre par soldat et par jour, ce sont dix milliards de missives qui s'échangèrent entre le front et l'arrière.

À partir des correspondances de Poilus ordinaires[1], nous examinons la nature et le rôle des représentations sociales que les épistoliers ont données d'eux-mêmes et de leur engagement dans le conflit. Le contenu de leur courrier fait vite apparaître une vision de l'événement pour le moins éloignée des traditionnelles images et valeurs, opinions et croyances s'y rapportant relayées par l'armée, le monde politique ou la presse. À la différence aussi des correspondances des soldats issus de milieux aisés, les documents étudiés ne portent qu'exceptionnellement témoignage sur la légitimation défensive ou la grandeur de la guerre, la brutalité des batailles ou la diabolisation de l'ennemi. Si les scripteurs communiquent bien sur leurs conditions de vie au front, en revanche, leur mobilisation citoyenne, la violence et l'horreur des combats restent abordées de biais, comme floutés par la litanie répétée de lettres en lettres des actions minuscules, des faits ordinaires, banals et a priori insignifiants qui rythmèrent le quotidien des hommes.

C'est cette mise sous silence du versant patriotique et guerrier, cette « stratégie d'évitement du réel dangereux » (Géa 1997), la difficulté à dire l'engagement citoyen et la précarité de la vie dans les tranchées que nous interrogeons. En croisant les outils de la lexicométrie avec les méthodes de l'analyse du discours, et tout en considérant le corpus dans ses composantes socio-historiques, il s'agit de comprendre pourquoi dans cet événement paroxystique que fut la Grande Guerre les correspondances empruntent si largement à ce processus de « silenciation[2] » de la mort, du danger et du volontarisme patriotique. L'hypothèse est qu'à la différence de la bourgeoisie intellectuelle, les soldats des classes populaires (dont l'essentiel s'essayait pour la première fois à la pratique épistolaire sur du temps long) ont moins cherché à témoigner de la singularité de leur expérience qu'à maintenir un lien avec l'arrière et rassurer leurs proches. Il se pourrait donc que l'angle mort discursif que constitue la silenciation de la violence et du patriotisme soit inhérent à la visée argumentative du discours épistolaire et, en son sein, à l'ethos (image discursive d'eux-mêmes) que les scripteurs s'attachèrent à construire pour appuyer cette visée.

[1] Non gradés, d'origine sociale modeste, rurale et/ou paysanne.

[2] « [...] nous appelons silenciation non pas l'absence de bruit, ni même de parole en général, mais toute lacune de signifiant(s) (morphème et plus) perçue et désignée comme silence par les locuteurs, ou mise en évidence par la recherche. » (Diakité, 2013, 73).

Références bibliographiques

Diakité, Mamadou (2013), « L'analyse de la silenciation ou silence en discours », in Liens 17, p. 72-89. Consultable sur : http://fastef.ucad.sn/articles-revue17.htm
Géa, Jean-Michel (2018), « Jean Giono et la Grande Guerre. Image de soi et argumentation (lettres de guerre et écrits pacifistes) », in La Grande Guerre vue de Méditerranée. Représentations et contradictions, Cheymol, Marc & Gherardi, Eugène (dirs), éditions Aracnée, Rome, p. 123-155.
Géa, Jean-Michel (2015), « Le dialecte dans l'écriture de la guerre : la part absente ? », in Entre village et tranchées. L'écriture de Poilus ordinaires, Steuckardt, Agnès (dir.), éditions Inclinaison, Uzès, p. 53-65.
Géa, Jean-Michel (1997), Écrire en situation d'urgence, étude discursive et sociolinguistique de deux correspondances de guerre (1914 – 1918), thèse de doctorat nouveau régime, université de Provence, Aix-en-Provence.
Mariot, Nicolas (2013), Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Éditions Seuil, coll. L'Univers historique, Paris, 496 p.

 

Notice biographique

Jean-Michel Géa est maître de conférences en sciences du langage à l'université de Corse Pascal Paoli. Ses recherches associent les perspectives de l'analyse du discours et de la sociolinguistique. Elles portent sur deux domaines principaux : d'une part, les correspondances des simples soldats de la Grande Guerre abordées d'après le changement linguistique, les mécanismes énonciatifs et pragmatiques qui les conditionnent, et, d'autre part, les phénomènes de transmission, de représentations et de contacts de langues dans les communautés migrantes. Il est membre de l'équipe Corpus 14 (Université Paul-Valéry, Montpellier) qui travaille au recueil, à la mise en corpus et à l'analyse des correspondances des Poilus peu-lettrés et de leur famille.



  • Poster
Personnes connectées : 25