La résonance patrimoniale : un silence pour faire son
Julien Ferrando  1, *@  
1 : Perception, Représentations, Image, Son, Musique  (PRISM)  -  Site web
Aix Marseille Université : FRE2006, Ecole supérieure d\'Art d\'Aix en Provence, Centre National de la Recherche Scientifique : FRE2006, Ecole supérieure d\'Art d\'Aix en Provence, Ecole supérieure d\'Art d\'Aix en Provence, Ecole supérieure d\'Art d\'Aix en Provence, Ecole supérieure d\'Art d\'Aix en Provence, Ecole supérieure d\'Art d\'Aix en Provence
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* : Auteur correspondant

La question du silence dans l'interprétation des musiques patrimoniales et notamment médiévales est un sujet complexe. Bien au-delà de la simple question du silence comme « temps musical », il est important de le considérer comme un élément majeur de la pratique musicale de l'acoustique d'un lieu et de ce qu'elle implique dans la gestuelle interprétative. Bernard Vecchione précise à ce sujet que « le silence musical ne peut être perçu comme une absence de son, un anti-son, non son, mais comme un matériau qui appartient au sonore1» (Vecchione, 2009). Dans ce contexte, le silence représente l'avant son et l'après son et permet au musicien de façonner, de « pétrir » son geste musicien par son auralité mais également par son ressenti corporel (1). Le silence musical amène une prégnance, un apport qui nourrit le psychique de l'interprète et qui devient ainsi un élément majeur dans la création d'une interprétation. Le silence est, dès le Moyen-Âge, un élément intégré dans le “geste musicien”. Comme le chef lève les mains pour donner l'attaque de l'orchestre, la notation neumatique, qui signifie le signe de l'esprit, est constituée de cette attaque “du pré-son”: le moment où le son se prépare par la respiration et l'inspiration et précède la vibration, le son. De fait il y avait plusieurs silences: le silence qui précède le son, le silence “respiration” qui englobe les bruits du corps et de la colonne d'air et qui utilise le rapport à l'acoustique du lieu, de la résonance, enfin le silence qui suit le son et qui englobe une forme de rémanence pour l'auditeur. Cette mentalité du silence s'est transférée par la suite aux instruments et notamment à l'orgue médiéval, imitation parfaite du “souffle divin” mais également de la voix des hommes. Le soufflet étant “le poumon” artificiel créé par l'homme.

Cet écrin acoustique qu'est le lieu de production permet donc de constituer une matérialité sonore spécifique. Dans ce processus de recréation, l'industrie du disque a cherché depuis les années 60 à façonner un artifice esthétique en instituant d'une part une acoustique réverbérante « flatteuse » pour la stéréophonie, mais également un silence « de production » bien éloigné de ce qu'auraient pu être les conditions historiques de production. Avec l'arrivée du numérique et de l'augmentation de la plage dynamique de 50 db (Delalande, 2001, p. 60), le silence devient« audible », le silence de la salle s'entend et participe à l'enveloppe esthétique de l'enregistrement. Enfin, en parallèle, l'archéologie expérimentale et les modélisations 3D ont permis de reconsidérer les représentations visuelles des monuments historiques, d'offrir des reconstitutions précieuses pour les chercheurs (Pardoen : Projet Bretez, 2017), (Fiala : Projet ReviSmartin, 2016). Le son a ainsi bénéficié de l'apport des nouvelles technologies. L'évolution du rendu « binaural » (son 3D avec casque) a permis d'ouvrir des perspectives innovantes, tant sur le plan de l'étude des pratiques musicales, de la musicologie que des sciences du son. De fait, ces nouvelles expériences de l'espace, pour le musicien comme pour l'auditeur, ouvrent des perspectives scientifiques innovantes, situées entre théorie et pratique. L'immersion permet de dépasser les cadres habituels de production et de créer des situations nouvelles de re-création et de diffusion du patrimoine.

En prenant comme ancrage le point de vue du chercheur et de l'interprète nous proposons de présenter ici les enjeux de l'utilisation « des silences » musicaux et de l'acoustique des lieux patrimoniaux dans l'enregistrement discographique, ainsi que du rapport créatif avec les dispositifs son en 3 dimensions (binaural). Nous nous interrogerons ainsi sur l'écoute musicienne des musiques anciennes dans un contexte numérique reproduit en studio et sa capacité à se confronter aux nouvelles technologies immersives du son : explorer de nouvelles pistes de recherche sur les pratiques musicales et le geste musicien en liaison avec un univers sonore virtuel.

(1) Le silence devient donc un pré-texte au musical, ce que Bernard Vecchione nomme « la conjoincture du son », Vecchione, 1998, p. 254-255.

 

Références bibliographiques

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VECCHIONE, Bernard, « L'hermeneia silencieuse du musical ». Le sens langagier du musical, semiosis et hermeneia, Actes du 1er symposium d'Aix-en-Provence. Paris : L'Harmattan, 2009.

 Sitographie

Radio-France : http://hyperradio.radiofrance.fr/son-3d/
http://ricercar.cesr.univ-tours.fr/ReViSMartin/)
https://sites.google.com/site/louisbretez/home

 

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Notice biographique

Julien Ferrando est Maître de Conférences en Musiques anciennes et nouvelles technologies et responsable du secteur musique et sciences de la musique de l'Université d'Aix-Marseille, membre de laboratoire PRISM (AMU/ CNRS). Il est également artiste musicien membre de l'ensemble Diabolus in Musica et directeur artistique de l'ensemble de musique ancienne Mescolanza, et cofondateur du Duo Ferrando-Raurich (Programme Ars tactoris instrumentorum). Il collabore régulièrement avec l'ensemble De Caelis sur des programmes de musiques médiévales, mais également contemporaines. Il a co-fondé en 2006 le Meditrio avec Jean-Marc Montera, Jean- Michel Robert, dont l'objet est la rencontre des improvisations contemporaines, méditerranéennes et des musiques anciennes. Il est également conseiller artistique en musique médiévale au Festival de musique ancienne d'Avignon et du Palais des Papes d'Avignon. Enfin il est musicologue invité au festival de musique ancienne « Musique en Chemin ».


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