Cette intervention se propose d'étudier la représentation littéraire du silence dans le roman américain post 11-Septembre. La notion de trauma, centrale aux romans à l'étude, entretient un rapport paradoxal à la question du langage. Elle repose en effet sur la confrontation avec un événement qui résiste à sa communication, et qui pourtant doit être verbalisé afin de permettre la guérison. La psyché de l'individu devient alors le lieu d'un conflit permanent entre nécessité et impossibilité de dire le souvenir traumatique. Dans les cas les plus extrêmes de terreur muette, l'individu se trouve parfaitement incapable de circonscrire l'expérience traumatique sur le plan linguistique car, par définition, elle dépasse le cadre de l'entendement, se trouvant en-dehors du champ des expériences humaines. Tous les autres symptômes du trauma, tels que les cauchemars ou les images obsédantes, découleraient ainsi de cette impossible inscription de l'événement dans le langage, conséquences d'un silence inévitable.
Les attentats terroristes entrés dans l'histoire sous le nom de « 11-Septembre » ont donné lieu à nombre de réponses littéraires, aux États-Unis comme dans le reste du monde. Tous les plus grands auteurs de fiction ont, dans les années qui ont suivi l'événement, proposé leur roman du 11-Septembre, comme si se confronter à l'événement en le faisant entrer en fiction représentait pour eux une sorte de devoir de mémoire. La question du silence et de ses représentations y tient un rôle prépondérant. D'un point de vue purement narratif, ces romans mettent en scène de nombreux personnages qui souffrent d'aphasie, comme par exemple le grand-père dans Extremely Loud and Incredibly Close et la jeune fille recueillie par Renata dans The Writing on the Wall, ou bien qui choisissent de garder le silence sur ce qu'ils ont vécu le jour des attentats — c'est le cas de Brian Remy, le personnage principal de The Zero —, ou encore de s'exprimer par d'autres moyens, comme le fait l'artiste de rue dans Falling Man.
Il s'agira ainsi d'étudier les stratégies à l'œuvre dans ces romans afin de donner corps littérairement au silence. On s'intéressera notamment à la place du vide, du blanc textuel et de la page blanche, ainsi qu'au rôle de l'image, muette, qui vient prendre le relai lorsque le langage articulé aussi bien que l'écriture semblent atteindre leurs limites et que les mots ne conviennent plus pour dire l'insoutenable. On y lira à la fois la non-inscription de l'événement traumatique, mais aussi parfois l'incompréhension, ou encore une certaine résistance, un acte politique, peut-être. Il s'agira enfin d'explorer la position du lecteur, confronté à des choix éthiques et esthétiques qui remettent en question sa position traditionnellement privilégiée, et le forcent à se mettre en quête de sens, c'est-à-dire de signification mais aussi d'une direction.
Références bibliographiques
AGAMBEN, Giorgio. Ce qui reste d'Auschwitz, Paris, Payot et Rivages, 1999.
AMFREVILLE, Marc. Écrits en souffrance. Figures du trauma dans la littérature nord-américaine, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2009.
BARTHES, Roland. La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, Seuil, 1980.
CARUTH, Cathy. Trauma: Explorations in Memory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1995.
DELILLO, Don. Falling Man [2007], Londres, Picador, 2011.
FELMAN, Shoshana & Dori LAUB, M.D. Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis and History, New York, London, Routledge, 1992.
FOER, Jonathan Safran. Extremely Loud and Incredibly Close [2005], Londres, Penguin, 2006.
FREUD, Sigmund. Introduction à la psychanalyse [1917] (traduit de l'allemand par Serge Jankélévitch), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
JANET, Pierre. L'Évolution de la mémoire et la notion du temps, Paris, Chahine, 1928.
SCHWARTZ, Lynne Sharon. The Writing on the Wall [2005], New York, NY, Counterpoint, 2006.
STEINER, George. Language and Silence: Essays on Language, Literature and the Inhuman, New York, Atheneum, 1977.
VERSLUYS, Kristiaan. Ouf of the Blue: September 11 and the Novel, New York, Columbia University Press, 2009.
WALTER, Jess. The Zero [2006], New York, NY, Harper Perennial, 2007.
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Notice biographique
Attachée temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université de Versailles Saint Quentin, affiliée au laboratoire VALE, Caroline Magnin rédige actuellement une thèse de doctorat en littérature américaine à Sorbonne Université sous la direction du Professeur Marc Amfreville. Ses recherches portent sur l'écriture du trauma dans le roman américain post 11-Septembre, et se concentrent plus particulièrement sur Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer, Falling Man de Don DeLillo, The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz et The Zero de Jess Walter.
Publications
« "My life story was spaces”: Trauma and the Mechanics of Fragmentation in Extremely Loud and Incredibly Close by Jonathan Safran Foer » in GUIGNERY Vanessa et Wojciech DRAG, The Poetics of Fragmentation in British and American Fiction, Wilmington: Vernon Press, 2019.
« “On our way to dig up dad's empty coffin”: absence et trauma dans Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer ». Sillages Critiques [en ligne] 25, 2018. URL: https://journals.openedition.org/sillagescritiques/7489
Communications
« "My life story was spaces”: Trauma and the Mechanics of Fragmentation in Extremely Loud and Incredibly Close by Jonathan Safran Foer ». Colloque « Fragmentaty Writing in British and American Fiction », Université de Wroclaw, Pologne, septembre 2018.
« Le vulgaire, symptôme de la faillit du langage face à l'insoutenable : exemples de Falling Man de Don DeLillo et de The Zero de Jess Walter » Journée d'étude « Le vulgaire dans la littérature et les arts visuels du monde anglophone », Sorbonne Université, juin 2018.
« La reconstruction du sujet traumatisé – exemple de Falling Man de Don DeLillo ». Congrès de la SAES, Reims, juin 2017.
« “On our way to dig up dad's empty coffin”: absence et trauma dans Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer ». Journée d'étude « Esthétiques de l'absence » organisée par le laboratoire doctoral OVALE rattaché à VALE, Sorbonne Université, juin 2016.
« Voix, silence et trauma : raconter l'Histoire dans Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer ». Journée d'étude « Histoire et voix. Personnages et personae porteurs d'histoire(s) », Sorbonne Université, mai 2016.
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