Habiter le silence : contrôle du discours et processus de silencement en milieu claustral
Francesca Sbardella  1, *@  
1 : Dipartimento di Storia Culture Civilta - Université de Bologne
* : Auteur correspondant

Mon propos est de présenter la pratique d'utilisation du silence en milieu claustral, sur la base d'expériences ethnographiques participatives (comme postulante) dans deux monastères français de carmélites déchaussées (Sbardella 2015). Dans ce cas-limite de pratique de la parole (et, spéculairement, du geste et de l'espace), j'ai pu étudier de l'intérieur les dynamiques relationnelles que le groupe crée et répète quotidiennement pour imposer le silence et le maintenir. Entrer dans la clôture impose immédiatement de se confronter avec une dimension de sonorité (ce qui est sonore, ce qui produit le son) totalisante et influant sur la personne et l'espace (Chrétien 1998). Le vécu claustral est avant tout construit et réglementé sur base acoustique.

Sur cette base, je propose une lecture phénoménologique du silence monastique de l'agi, de l'entendu, du parlé. J'expliquerai quelles sont les tesselles – pratiques, actions et gestes coutumiers, mais aussi aptitudes mentales et pensées – qui permettent de construire l'habitus de la moniale (silencieuse), qui se modèle par la réduction à l'essentiel, en éliminant tout le superflu, matériel, gestuel, linguistique et émotionnel, où l'émotionnel est modelé par le linguistique (Duranti 1997 ; Bourdieu 1982). On identifie certains états de silence spécifiques : absence de bruits environnementaux et corporels, absence de parole, utilisation du non-dit (omission d'informations et de commentaires fonctionnels au contexte).

Mais la tentative de construction du silence survient aussi dans un cadre spatial bien défini, qui remplit une fonction à la fois stabilisatrice et performative (Freedberg 1989). Réalisée par Franco Zecchin, avec qui j'ai collaboré à certaines périodes de mon travail, la représentation photographique de ces espaces où j'ai évolué m'a permis d'expliciter que la spatialité elle-même produit, au travers de correspondances visuelles inattendues, des trajectoires de sens bien précises, orientant la pensée et le comportement.

L'expérience directe m'a fait découvrir les « minuties de la vie quotidienne » (Miller 2008) qui échappent habituellement au regard du chercheur, mais sont très utiles pour comprendre certaines finalités de la vie monastique. J'essaierai de montrer que l'aspiration à la divinité présumée, en tant que pratique, se décline dans des modèles linguistiques, mentaux et spatiaux considérés comme fonctionnels à des formes agrégatives concrètes. Localisme fermé et intrusif, la clôture offre néanmoins la possibilité d'entrer en contact avec des univers cognitifs et des mécanismes de silencement diffus et partout influents.

Références bibliographiques

Agamben G., 2011, Altissima povertà. Regole monastiche e forme di vita, Neri Pozza, Vicenza. Bourdieu P., 1982, Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguistiques, Fayard, Paris. Bourdieu P., 1980, Le sens pratique, Minuit, Paris.
Chrétien J.-L., 1998, L'arche de la parole, PUF, Paris.
D'Haenens A., 1980, Quotidienneté et contexte. Pour un modèle d'interprétation de la réalité monastique médiévale (XIe-XIIe siècles), in Istituzioni monastiche e istituzioni canonicali in occidente (1123-1215), Settimana di studio, Spoleto, pp. 567-598.
Duranti A., 1997, Linguistic Anthropology, Cambridge University Press, Cambridge.
Freedberg D., 1989, The Power of Images. Studies in the History and Theory of Response, University of Chicago Press, Chicago.
Miller D., 2008, The comfort of things, Polity, Cambridge. Rovatti P. A., 1992, L'esercizio del silenzio, Cortina, Milano.
Sbardella F., 2015, Abitare il silenzio. Un'antropologa in clausura, Viella, Roma.

 

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Notice bibliographique

Francesca Sbardella est professeur d'histoire des religions et d'anthropologie du patrimoine à l'Université de Bologne ; elle s'intéresse à l'anthropologie des religions en milieu européen, notamment concernant le contexte catholique et aussi à l'anthropologie muséale et patrimoniale. Après avoir obtenu le Diplôme d'Études Approfondies (DEA) en Anthropologie sociale et histoire de l'Europe à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, elle a passé un doctorat en Studi religiosi: scienze sociali e studi storici delle religioni (Études religieuses : sciences sociales et études historiques des religions) à l'Université de Bologne, en cotutelle avec l'EHESS. Elle dirige, avec Mario Turci, le Laboratoire permanent d'ethnographie de la culture matérielle (LAECM) pour la Scuola di specializzazione in Beni demoetnoantropologici (École de spécialisation en biens démo- ethno-anthropologiques) et participe au Laboratoire d'anthropologie et d'histoire de l'institution de la culture (LAHIC) de Paris. Pour Pàtron Editore elle dirige les collections Antropologia delle religioni (avec Fabio Dei) et Heritage (avec Mario Turci et Daniele Parbuono).

Parmi ses publications : Abitare il silenzio. Un'antropologa in clausura, Viella, Roma 2015 ; Scrivere del ‘sacro'. Testi inediti episcopali e monastici (Bretagna XIX-XX secolo), Clueb, Bologna 2012 et Antropologia delle reliquie. Un caso storico, Morcelliana, Brescia 2007 ; «Dévotion et objets d'affection. Les dons de Francesco Barberini aux clarisses de Fara in Sabina», in Archives de sciences sociales des religions, 183, pp. 119-141, 2018 ; «Donner voix à la parole. Soeur Armelle: un parcours de vie au Carmel», in Adeline Herrou (a cura di), Une journée dans une vie, une vie dans une journée. Des ascites et des moines aujourd'hui, Puf, Paris, pp. 297-217, 2018 ; «L'altro dentro. Il controllo maschile sui monasteri sui iuris», in Quaderni di Studi e Materiali di Storia delle Religioni, vol. 83/2, a cura di S. Botta, M. Ferrara, A. Saggioro, La Storia delle religioni e la sfida dei pluralismi, pp. 508-518, 2017.



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