L'importance du silence dans la stratégie discursive d'une société coloniale : le cas du Club Massiac
Sonia Taleb  1  
1 : Institut Interdisciplinaire dÁnthropologie du Contemporain  (IIAC)  -  Site web
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Centre National de la Recherche Scientifique : UMR8177
105, boulevard Raspail 75006 Paris -  France

Créée le 20 août 1789 par des colons de Saint-Domingue résidant en France, la Société correspondante des colons français, communément appelée Club Massiac, s'attacha à défendre la traite, l'esclavage et le « préjugé de couleur » dans les colonies esclavagistes françaises. L'influence de cette société fut telle qu'elle devint la pierre angulaire du lobby colonial sous la Constituante. Présentes dès les premières séances du Club Massiac, les références au silence se retrouvent de façon régulière dans les papiers de la société que nous avons dépouillés1. Le silence dont il est ici question n'est pas une absence de paroles, mais une parole non publiée, officieuse voire camouflée ; il est une façon d'agir directement héritée de l'Ancien régime qui se défie de l'espace public révolutionnaire.

Adopté dans un premier temps comme un refuge et une riposte tactiques, je montrerai comment ce silence devint une arme stratégique du Club Massiac, brandie contre ses adversaires et ennemis : « précieux » face aux députés des colons blancs de Saint-Domingue qui, contrairement aux colons de Massiac, exprimaient ouvertement leur opposition à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et à son Article 1er, il fut par la suite « préférable » contre les tentatives de la Société des Amis des Noirs de provoquer un débat public sur la traite et l'esclavage, pour se faire très « discret » lorsqu'il s'est agi de mener, de concert avec des armateurs et négociants des villes portuaires, des offensives ciblant les « libres de couleur ». Le silence de Massiac se mua ainsi en jeu de pouvoir jusqu'au sein de l'Assemblée nationale : le conserver « jusqu'à ce que le comité des rapports de l'Assemblée nationale l'ait rompu lui-même2 » visait à garantir la prégnance du chuchotement de couloir, en perpétuant dans le royaume la confusion nécessaire au maintien de la traite, de l'esclavage et du ségrégationnisme dans les colonies.

Les actions du Club Massiac furent en partie révélées après sa fermeture, en août 1792. Son secrétaire se chargea au préalable de brûler une grande partie des papiers de la société, les restes mis sous scellés constituant aujourd'hui les archives d'une société qui incarna, sous la Constituante et la Législative, la contre-révolution coloniale. Comment interpréter ces traces restantes et retranscrire ce qui y est tu ? J'interrogerai le travail d'enquête historique face aux silences qui traversent et modèlent aussi bien le discours de ce club que son historiographie.

1AN, D XXV, fonds du Comité des colonies, qui contient les procès-verbaux des séances du Club Massiac.

2AN, D XXV 89, séance du 19 août 1790.

 

Corpus

Archives nationales, sous-série D XXV : Comité des colonies, en particulier les cartons DXXV 85 à 90 qui renferment de nombreux papiers – procès-verbaux de séances, mémoires, correspondances... – du Club Massiac.

Références bibliographiques

Beaubrun Ardouin, Etudes sur l'Histoire d'Haïti, 11 vol., Paris, 1853-1865.
Denis Barbet, Jean-Paul Honoré, « Ce que se taire veut dire. Expressions et usages politiques du silence », in D. Barbet et J.-P. Honoré (dir.), Le silence en politique, Mots. Les langages du politique, 2013, nº 103, p. 7-21.
Yves Benot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988.
Aimé Césaire, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence Africaine, 1961, rééd. 2004.
Gabriel Debien, Les colons de Saint-Domingue et la Révolution. Essai sur le club Massiac, août 1789- août 1792, Paris, A. Colin, 1953.
Thomas Madiou, Histoire d'Haïti, 8 vol., t. 1 et 2, Port-au-Prince, 1847, rééd. 1989.
Ann Laura Stoler, Along the Archival Grain. Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton University Press, Princeton, 2009.
Michel Rolph Trouillot, Silencing the Past : Power and the Production of History, Beacon Press, 1995.

 

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Notice biographique

Doctorante en histoire au sein du laboratoire IIAC (EHESS, Ed 386), elle prépare actuellement une thèse « Histoire du Club Massiac, août 1789-décembre 1791 » sous la direction de Sophie Wahnich. Ses recherches portent sur le fait colonial pendant la Révolution française, la formation et les stratégies de la contre-révolution coloniale sous l'Assemblée constituante et l'historiographie de la société blanche dominguoise.



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