Faire silence n'implique pas pour autant ne pas dire. À partir d'un corpus constitué de commentaires haineux issus des réseaux sociaux1, nous nous proposons d'aborder les utilisations des points de suspension comme pratiques énonciatives et communicationnelles créant un effet de balancement entre le non-totalement-dit et l'inféré.
Les points de suspension, omniprésents, signalent une pause, un silence temporaire ou définitif. Ils sont des indices d'une tension entre dit et non-dit à des moments où les mots ne peuvent la prendre en charge. L'incomplétude marquée typographiquement ouvre un nouvel espace énonciatif qu'il appartient au lecteur de reconstruire par inférence.
Après avoir décrit et typologisé les emplois des points de suspension dans ce corpus spécifique, nous montrerons que ce sont des micro-dispositifs dialogiques et qu'ils permettent à cet égard de suspendre ou au contraire de distendre le message. La relation triangulaire « locuteur haineux » / « lecteur-internaute co-haineux » / « tiers haï » se construit ici en partie sur cet escamotage apparent du dire, là même où s'accomplit un acte de langage de disqualification. Il s'agit d'impliciter du contenu pour axiologiser, voire idéologiser le discours. Les trois points agissent alors en signaux de métadiscursivité et de connivence, dans la mesure où ils déclenchent une dynamique interprétative de la part du lecteur-internaute. Ils sémiotisent le seuil du dicible, le seuil de la légalité du dire mais également le seuil d'entrée en connivence. Le discours de haine, latent, s'instaure aussi au creux de cette entente tacite. Faire silence contribue ici à faire sens.
Source
corpus du programme ANR M-PHASIS : Migration and Patterns of Hate Speech in Social Media, a Cross-cultural Perspective, ANR-DFG, 2019-2022, Université de Lorraine
Extrait du corpus
« La France n'a pas pris son quota d'immigres, disent les bien-pensants.............. que font-ils des milliers, des centaines de milliers d'Algeriens, Marocains, Tunisiens et autres qui ont deferle sur la France apres l'independance, dans les annees 1960 - 70 ? Aujourd'hui, les deuxieme et troisieme generations de ces Maghrebins nous pourrissent la vie tous les jours. Ils brulent des voitures, ils nous insultent, nous agressent dans la rue (sous le regard beat de nos gouvernants laches), ils font toutes sortes de trafics dans les banlieues, ils violent, etc, etc...... de gentils citoyens, quoi........... » (21/08/2018)
Références bibliographiques
AUTHIER-REVUZ Jacqueline (1984) : « Hétérogénéité(s) énonciative(s) », Langages, n°73, p. 98-111. DAHLET Véronique (1998) : « La ponctuation et les reprises de l'indicible », Linx, n° 10, p. 21-29. DUCROT Oswald (1984) : Le dire et le dit, Paris, Minuit.
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LALA Marie-Christine (2002) : « L'ajout entre forme et figure : point de suspension et topographie de l'écrit littéraire au XXe siècle », in J. Authier-Revuz et M.-Ch. Lala (éds.), Figures d'ajout : phrase, texte, écriture, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, p. 185-193.
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L'HEUILLET Hélène, Tu haïras ton prochain comme toi-même, Paris, Albin Michel, 2017. PAVEAU Marie-Anne (2011) : Quelles données entre l'esprit et le discours ? Du préconstruit au prédiscours. L'analyse du discours. Notions et problèmes, Paris, Éditions Sahar.
RAULT Julien (2015) : « Des paroles rapportées au discours endophasique. Point de suspension : latence et réflexivité », Littératures, n° 72, p. 67-83.
SEOANE Annabelle (2016), « Les points de suspension dans le Canard Enchaîné ou le discursif au croisement du "pré-", du "post-", du "méta-" et de l'"infra-"... », Signes, discours et sociétés n°17.
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Notice bibiographique
Angeliki Monnier est professeure d'Information-Communication à l'Université de Lorraine, à Metz, et est rattachée au laboratoire du CREM. Dans son travail, elle met en avant une approche communicationnelle des identités collectives, à l'intersection des pratiques et de la matérialité quotidiennes, des représentations, des stratégies et des motivations des acteurs sociaux.
Annabelle Seoane est maître de conférences en sciences du langage à l'Université de Lorraine, à Metz, et est rattachée au laboratoire du CREM. Dans la tradition de l'école française d'analyse du discours, elle aborde toute production discursive comme inscrite dans un champ social et interroge le fonctionnement du discours avec sa dynamique pragmatique sous-jacente.