"White noise", "white man talk": silences anxieux à l'université
Simon Ridley  1, *@  
1 : Sociologie, philosophie et anthropologie politiques  (SOPHIAPOL)  -  Site web
Université Paris Nanterre : EA3932
Bâtiment D, bureau 405Université Paris Nanterre200 avenue de la République92001 Nanterre Cedex -  France
* : Auteur correspondant

La construction sociale des silences de l'histoire, en particulier en ce qui concerne l'Afrique, longtemps considérée comme un continent « sans histoire », les femmes (Perrot 1998), les personnes racisées et les populations autochtones, est désormais bien connue. Qui plus est, on sait que c'est l'université coloniale qui a été l'architecte institutionnelle de ces silences (Wilder 2013). Pourtant, comme l'a montré Ann Laura Stoler (2009 et 2016), cette « aphasie coloniale » est cachée au vu et au su de tout le monde. Plus encore, aujourd'hui, les critical race studies sont accusées de produire une « aphasie conceptuelle en noir » (Saucier et Woods 2016), une incapacité de penser et donc de dire une ontologie noire.

En poursuivant ces travaux empiriques et conceptuels, cette communication, qui se fonde sur une partie de ma thèse de sociologie sur la liberté d'expression, vise à examiner un cas très précis : les travaux de l'université Brown concernant son rapport à l'esclavage (University Steering Committee on Slavery and Justice 2007). Me positionnant entre les axes 3, « la trame du silence » et 4, « la tactique du silence », je monterai comment les universités, qui ont pourtant joué un rôle important dans les débats sur l'émancipation, ont longtemps fait silence sur leur participation active à l'esclavage que se soit par la propagation idéelle d'une culture coloniale ou par sa participation matérielle à l'industrie de l'approvisionnement. Et pourtant, nullement dissimulée, cet héritage s'est donné à voir dans l'architecture, les décorations, les objets du quotidien. Plus encore, une série de rapports au début des années 2000, à l'instar de celui de l'Université Brown, font une sorte d'auto-analyse du rapport à l'esclavage. Néanmoins cette forme de mea culpa s'approche de ce qui a été décrit comme rédemption raciale (Cho 1998), une stratégie de contournement du problème.

La pensée féministe noire a longtemps exprimé les idées selon lesquelles les silences concernant l'hégémonie masculine (Connell 2005 [1995]) et le suprémacisme blanc sont le privilège des « hommes blancs » et de la blanchité. Pour certaines, les outils du maître ne peuvent pas servir à détruire sa maison (Lorde 1983 [1981]). Si les silences de l'histoire et les trous de mémoire existent bel et bien, on observe une tactique du silence, qui passe moins par le faire taire que par la prise de parole, l'expression répétitive d'un discours qui impose une forme de vérité, si ce n'est une contre-vérité. Certes la propagande n'a rien de nouveau, mais son amplification, sa massification et son degré de dissimulation, sur Internet notamment, ont atteint des niveaux inédits. Ainsi, une forme de silence, le bruit blanc, se développe avec les centaines de milliards de commentaires, de messages, d'articles produits sans relâche.

Développer l'idée des silences comme privilèges permet d'ouvrir des questionnements plus larges sur le renforcement de ce qui a été appelé une « culture de la cruauté » (Giroux 2012). On pourra alors examiner le rôle d'une série d'anti-intellectuels publics qui répètent en boucle leur « white man talk » (McIntyre 1997) si bien que celui-ci est devenu le bruit de fond, le « white noise », d'une société silencée par le bruit technologique. La confusion, les amalgames, les croyances contradictoires et le révisionnisme, entretenus par ces idéologues proches du conspirationnisme sont – aux États-Unis – à la hauteur du silence de l'institution universitaire qui refuse de les condamner.

 

Références bibliographiques

CHO Sumi K., « Redeeming Whiteness in the Shadow of Internment: Earl Warren, Brown, and a Theory of Racial Redemption », Boston College Third World Law Journal, vol. 19, no.1, 1998, p. 73-170.
CONNELL Raewyn, Masculinities, Cambridge, Polity Press, 2005 [1995].
GIROUX Henry A., Disposable Youth, Racialized Memories, and the Culture of Cruelty, New York, Routledge, coll. « Framing 21st century social issues », 2012.
LORDE Audre, « The master's tools will never dismantle the master's house », in Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa (dir.), This Bridge Called my Back: Writings by Radical Women of Color, New York, Kitchen Table: Women of Color Press, 1983 [1981], p. 98-101.
MCINTYRE Alice, Making Meaning of Whiteness: Exploring Racial Identity with White Teachers, Albany, State University of New York Press, 1997.
PERROT Michelle, Les femmes ou les silences de l'Histoire, Paris, Flammarion, 1998.
SAUCIER P. Khalil et WOODS Tryon P., Conceptual Aphasia in Black: Displacing Racial Formation, Lanham, Lexington Books, 2016.
STOLER Ann Laura, Along the Archival Grain. Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton, Princeton University Press, 2009.
STOLER Ann Laura, Duress: Imperial Durabilities in Our Times, Durham, Duke University Press, 2016.
UNIVERSITY STEERING COMMITTEE ON SLAVERY AND JUSTICE, Slavery and Justice: Report of the Brown University Steering Committee on Slavery and Justice, 2007.
WILDER Craig Steven, Ebony and Ivy: Race, Slavery, and the Troubled History of America's Universities, Londres, Bloomsbury Press, 2013.

 

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Notice biographique

Simon Ridley est chercheur au Sophiapol (Université Paris Nanterre). Sa thèse de sociologie, soutenue en février 2019, porte sur la liberté d'expression étudiante sur les campus de Berkeley et de Nanterre. Ses travaux généalogiques se concentrent sur l'histoire de la sociologie et de l'anthropologie, de l'institution universitaire et des mouvements étudiants. Vice-président de la Cité des mémoires étudiantes, il enseigne la sociologie à Paris Nanterre et au Nouveau Collège d'Études Politiques.



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