Silence, on rit! Humour, esthétique et race sur la scène du rire française
Tony Haouam  1  
1 : Institute of French Studies, New York University  (IFS/NYU)  -  Site web
15 Washington Mews New York, NY 10003-6694 -  États-Unis

Plutôt que d'opposer rire (le bruit) et silence (l'absence de bruit), cette proposition postule que ces deux pratiques esthétiques ont bien plus en commun qu'il n'y paraît : c'est précisément parce que le rire et le silence sont situés en-dehors des mots—et qu'ils ne disent rien tout en évoquant beaucoup—qu'ils doivent être étudiés conjointement. Le rire interrompt la parole : un éclat de rire force son interlocuteur à être temporairement silencieux et à attendre que l'on ait finit de rire pour reprendre la conversation ; dès lors, le rire aussi représente une « effraction dans une chaîne discursive » (Fenoglio, 1997). Ajoutons que le silence prolongé peut également provoquer un rire pour masquer l'inconfort, rire et silence pouvant tour à tour constituer des manifestations de nervosité, d'adversité ou encore des tentatives de dérobade. Je propose ici de voir le rire comme la sonorisation du sous-texte qu'est le silence afin de montrer que tous deux peuvent ouvrir la porte sur un monde référentiel autre (Bakhtine, 1970) ; créer un entre-soi alternatif (Quemener, 2014) ; permettre une relaxation du corps, voire sa jouissance (Tomas, 2007) ; mais surtout, et c'est sur ce point que je me concentrerai, le rire et le silence sont tous les deux des pratiques esthétiques liminaires, à l'intersection entre le sensible et l'intelligible, des pratiques transgressives car elles nous obligent à questionner le sens des objets qui nous entourent et de briser des tabous culturels (Seizer, 2011).

Mon terrain d'enquête comprend soixante sketchs d'humoristes français, appartenant à des générations et univers politiques très variés (Leeb, Orosemane, Elmaleh, Gardin, Dieudonné, Camara, etc.) mais qui ont tous en commun d'utiliser le stéréotype ethnoracial comme principe esthétique dans leurs sketchs, et de rire de l'aveuglement à la race [color blindness] de l'État français. J'avance l'idée que la sphère de la performance humoristique, parce qu'elle constitue un espace discursif où le comédien y exprime une parole orale et un langage corporel se situant en-dehors de tout support écrit—et donc, en-deçà de la loi[1]—est l'un des lieux privilégiés où peuvent se tenir librement des discours sur ce qui constitue l'identité racisée, et plus généralement sur la race en tant que performance corporelle et vocale. Cette liberté discursive propre à l'humoriste de pouvoir performer les processus de rac(ial)isation est d'autant plus exceptionnelle—et puissante—dans un pays comme la France, où « la force de l'idéologie d'État anti-raciste a toujours empêché le déploiement du langage de la race » (Gueye et Fassin, 2009). Comment les humoristes français jouent-ils avec le rire et le silence pour contourner l'idéologie républicaine colorblind ? Comment font-ils rire sur un sujet que l'on tente de passer sous silence ? Que peut apporter le ‘faire rire' au ‘faire silence' ? Pour répondre à ces questions, j'ai textuellement retranscrit plus d'une soixantaine de sketchs célèbres en décrivant le plus précisément possible les différents gestes, voix, intonations, rires, silences et accents—comme le ferait un dramaturge à l'aide de didascalies—afin de distinguer chacun des personnages fictifs que les artistes incarnent sur scène, le but de ces retranscriptions étant de révéler tout un niveau discursif sous-jacent et de donner une matérialité textuelle au non-verbal.

 [1] « (...) une mise en scène ne saurait constituer en elle-même le support d'une injure raciale, ce moyen de publicité n'étant pas prévu par l'article 23 susvisé (loi du 29 juillet 1881) », T. corr. Paris, 17ech., 27 oct. 2009, MP c/ M'Bala M'Bala, aff. n° 0836408265, cité par Lefranc, David. « Dieudonné ou la subversion par l'ambiguïté », LEGICOM, vol. 55, no. 2, 2015, pp. 131-135.

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Notice biographique

Doctorant à l'Institute of French studies, Tony Haouam est licencié en littérature contemporaine à La Sorbonne et de sciences de l'information et de communication. Il est titulaire d'un Master en communication politique (CELSA - Paris Sorbonne). Sa recherche doctorale porte sur la construction du trait d'esprit de l'ironie et du sarcasme dans une perspective sociologique, notamment après des événements majeurs comme les attaques parisiennes de novembre 2015. Il a publié auparavant sur la correction politique de l'enseignement supérieur américain et sur les représentations de la langue française dans les sociétés turque et algérienne. Il s'intéresse également à la notion de transclasse, à l'aisance et au malaise dans la conversation – sprezzatura, maladresses linguistiques, etc. – dans la littérature française et francophone et sur la figure du maître dans les films.



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