Faire parler pour faire taire : les silences du consensus
Pauline Julien  1  
1 : Sociologie, philosophie et anthropologie politiques  (SOPHIAPOL)  -  Site web
Université Paris Nanterre : EA3932
Bâtiment D, bureau 405Université Paris Nanterre200 avenue de la République92001 Nanterre Cedex -  France

Cette communication s'intéresse aux silences qui résultent de la construction du consensus social. Elle part de l'hypothèse selon laquelle la réduction au silence est le corrélat d'une prolifération de paroles suscitées, reconstruites ou substituées. De sorte que faire parler serait le plus sûr moyen de faire taire les paroles susceptibles de remettre en causes les lignes de partages consensuelles selon lesquelles s'organisent le commun.

Dans un premier temps, on proposera une esquisse des différentes manières de comprendre ce que peut signifier « faire parler » pour mettre en évidence à chaque fois comment ces manières de produire une parole impliquent de susciter des silences. L'audibilité d'une parole peut ainsi être conditionnée au consentement du locuteur à adopter une identité ou une subjectivité particulière. Les pratiques de véridictions, visant à susciter une parole et à produire l'identification du locuteur à la position de sujet (Foucault, 1994) ou encore la reconstruction d'une parole ouvrière vraie reléguant des paroles non représentative dans le silence (Rancière, 2012[1]) en constituent deux exemples. Inversement, certains discours peuvent être tendanciellement censurés dans l'espace public dès lors que sont substitués au sens littéral une intention et une position d'auteur impossibles à endosser (Butler, 2005). Enfin, le fait de conditionner l'audibilité d'une parole à son inscription dans un dispositif qui prescrit par avance la forme qu'elle doit prendre pour être reçue comme légitime peut constituer une troisième forme de réduction au silence (« La production de la dialogie dominante » in Chamayou, 2018 ; Young, 2000).

On se demandera dès lors dans quelle mesure ces pratiques convergent vers la reproduction d'un espace de l'apparaître régi par des normes qui prescrivent par avance ce qui y est audible ou inaudible, dicible ou indicible, possible ou impossible. Ces normes organisent le sensible commun selon des lignes de partage depuis lesquelles les membres d'une société se perçoivent et interagissent entre eux. Le silence s'y définit en négatif comme ce qui ne peut être dit sans susciter l'opprobre de la majorité, comme une parole qui ne parvient pas à se faire entendre ou à se faire compter car elle n'entre pas dans les cadres d'intelligibilité et d'audibilité de cet espace, ou encore comme parole dont les effets conflictuels ou subversifs sont neutralisés en conditionnant sa prise en compte à son inscription dans un dialogue consensuel.

À partir de cette étude des manières de produire des paroles qui ne font que renforcer une structure d'audibilité construite sur des silences, nous chercherons à comprendre à quelles conditions se taire peut paradoxalement constituer un acte de résistance et contribuer à déplacer les normes d'audibilité qui privent certaines paroles et certains acteurs sociaux de la possibilité de prendre part à la construction du commun. Pour cela, on s'appuiera sur l'exemple contemporain de mouvements sociaux qui refusent les cadres auxquels on les incitent à se plier en refusant de décliner leur identité et en reléguant plus fréquemment la verbalisation à une place secondaire (Butler, 2000).

[1] « Est-il possible que la recherche de la vraie parole oblige à faire taire tant de monde ? Que signifie cette fuite en avant qui tend à disqualifier le verbiage de toute parole proférée au profit de l'éloquence muette de celle qui ne s'entend pas? » (Rancière, 2012, p.23)

Références bibliographiques

Butler, Judith, 2005. Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, éditions Amsterdam.
_, 2002. La vie psychique du pouvoir. L'assujettissement en théories, éditions Léo Scheer, Paris, 2002.
_, 2004. Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, éditions Amsterdam.
_, 2016. Rassemblement. Pluralité, performativité, politique, Paris, Fayard.
Chamayou, Grégoire, 2018. La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La Fabrique.
Foucault, Michel, 1971, L'Ordre du discours, Paris, Gallimard.
_, 1994. Histoire de la sexualité I. La Volonté de savoir, Paris, Gallimard.
Rancière, Jacques, 2012. La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard.
_, 1995. La Mésentente. Politique et philosophie. Paris, Éditions Galilée.
Young, Iris Marion, 2000. Inclusion and democracy, Oxford, Oxford University Press.

 >>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>

Notice biographique

Ancienne élève de L'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, agrégée de philosophie, Pauline Julien est doctorante contractuelle à l'Université de Nanterre sous la direction de Judith Revel (3ème année). Son travail de thèse porte sur les rapports entre prise de parole et subjectivation politique, principalement à partir des textes de Foucault, Habermas, Rancière, Balibar et Butler. Il a donné lieu à des interventions lors de colloques nationaux et internationaux (doctoriales du Sophiapol, colloque de Cerisy en 2017, congrès de la SFLGC) et à une publication qui paraîtra aux éditions Hermann dans les actes du colloque de Cerisy au premier trimestre 2019 (« Les usages politiques du commun : une alternative démocratique à la représentation »).



  • Poster
Personnes connectées : 8