Imposer le silence : usages politiques et marques du pouvoir
Alexandre Vincent  1, *@  
1 : Hellénisation et romanisation dans le monde antique  (HeRMA)  -  Site web
Université de Poitiers : EA3811
Université de Poitiers 8, rue René Descartes 86022 Poitiers cedex -  France
* : Auteur correspondant

L'utilisation du silence dans la vie politique romaine était une pratique courante des Anciens. Les maîtres de la rhétorique grecque et latine, Quintilien en tête, l'enseignaient aux futurs orateurs, qui étaient appelés à participer à la prise de décision publique (Guérin 2011; Guérin 2015). Si le rhéteur était responsable de ses propres silences, dont il espérait des effets, le pouvoir de l'imposer était en revanche l'un des marqueurs sociaux de la domination. Au sein de la famille le paterfamilias pouvait obliger ses esclaves à un silence total, à coup de verges si besoin[1]. Dans l'espace collectif c'est aux détenteurs de l'imperium, le pouvoir de commandement, que revenait cette possibilité : aux magistrats puis, à partir de la fin du Ier siècle av. J.-C., au Prince.

C'est sur cette catégorie du silence contraint que je me concentrerai, interrogeant tour à tour ses contextes, ses moyens matériels et humains, ainsi que ses effets sur le temps long de la période médio-républicaine et impériale (IIIe s. av. J.-C. –IIIe s. ap. J.-C.). Les liens entre silentium/tacertunita (Maiuri 2012). et l'auctoritas des magistrats seront considérés en fonction des contextes d'action rapportés par les sources narratives (prises de parole collectives, notamment dans les assemblées tant sénatoriales que populaires, sur les champs de bataille, lors des procès, etc...). Un développement particulier sera consacré aux agents du silence, hérauts, licteurs, et silentiarii [2]desservants des magistrats et des Princes pour intimer le silence, si besoin par la force. Incarnations du pouvoir de faire taire, ces hommes mettaient au service de la Cité leur corps ou leur voix. Les sources littéraires et épigraphiques permettent de réfléchir sur les conséquences qu'une telle action avaient pour eux[3] . Enfin la personne du Prince fera l'objet d'une attention particulière. Le silence était un instrument de maiestas à double tranchant : si les « mauvais empereurs » l'imposaient indument, tel Caligula durant ses représentations de pantomime[4], les « bons » le suscitaient par imitation et respect, comme Trajan face à qui même sa femme parlait moins, faisant ainsi entorse à la faiblesse de son sexe, pour reprendre les termes de Pline[5].

On l'aura compris, le silence dont il est question est un fait construit politiquement, socialement, culturellement, un silence dense de significations qui, bien qu'inséré dans le contexte de l'Antiquité romaine, appelle toutefois à une approche problématique plus large.

[1] Sénèque, Lettres à Lucilius, 47, 3 ; De la colère, 3, 35, 13 entre autres.

[2] Parfois traduit par silentiaire, le terme n'a en réalité pas d'équivalent en français. Cette catégorie n'individus n'a, à ma connaissance, jamais fait l'objet d'étude en propre.

[3] Pour les praecones Jean-Michel David 2012 ; Jean-Michel David 2003.

[4] Suétone, Caligula, 35, 1. La dichotomie entre bons et mauvais empereurs est héritée des biographes et historiens romains comme Suétone.

[5] Pline, Panégyrique de Trajan, 83, 8.

 

Bibliographie sommaire

DAVID Jean-Michel, 2003, « Le prix de la voix. Remarques sur la clause d'exclusion des praecones de la table d'Héraclée » dans Laurea internationalis. Festschrift für Jochen Bleicken zum 75. Geburtstag, Stuttgart, p. 81‑106.
DAVID Jean-Michel, 2012, « La baguette et la voix » dans Maria Teresa Schettino et Sylvie Pittia (eds.), Les sons du pouvoir dans les mondes anciens: actes du colloque international de l'Université de La Rochelle, 25-27 novembre 2010, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, p. 313‑327.
GUERIN Charles, 2015, La voix de la vérité: témoin et témoignage dans les tribunaux romains du Ier siècle av. J.-C, Paris, Les Belles Lettres (coll. « Mondes anciens »).
GUERIN Charles, 2011, « Le silence de l'orateur romain : signe à interpréter, défaut à combattre », Revue de philologie, de littérature et d'histoire anciennes, 2011, no 1, p. 43‑74.
HUMM Michel, 2012, « Silence et bruits autour de la prise d'auspices » dans Maria Teresa Schettino et Sylvie Pittia (eds.), Les sons du pouvoir dans les mondes anciens: actes du colloque international de l'Université de La Rochelle, 25-27 novembre 2010, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, p. 275‑295.
MAIURI Arduino, 2012, « La polisemia del silenzio nel mondo latino tra politica, diritto e religione » dans Silenzio e parola nella patristica. XXXIX Incontro di Studiosi dell'Antichità Cristiana, Rome, p. 465-486.
MONTIGLIO Silvia, 2000, Silence in the land of logos, Princeton, N.J, Princeton university press. VINCENT Alexandre, 2015, « Les silences de Sénèque » dans Pallas. Revue d'études antiques, 98, p. 131-143.
VINCENT Alexandre, 2017, « Une histoire de silences », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 72/3, p. 633-658.
ZECCHINI Giuseppe, 2012, « Silenzi e grida del senato » dans Maria Teresa Schettino et Sylvie Pittia (eds.), Les sons du pouvoir dans les mondes anciens: actes du colloque international de l'Université de La Rochelle, 25-27 novembre 2010, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, p. 153‑165.

 >>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>

Notice biographique

 Après des premiers travaux consacrés à la place des musiciens dans les sociétés anciennes (Jouer pour la Cité. Une histoire sociale et politique des musiciens professionnels de l'Occident romain, Rome, Bibliothèque des Écoles françaises de Rome et d'Athènes 371, 2016) les recherches d'Alexandre Vincent portent désormais sur les perceptions acoustiques dans l'Antiquité. Il a ainsi proposé une réflexion théorique sur l'historiographie de la notion de « paysage sonore » et sa fécondité potentielle pour l'histoire ancienne (« Paysage sonore et sciences sociales : sonorités, sens, histoire », dans S. Emerit, S. Perrot, A. Vincent (éd.), Le paysage sonore de l'Antiquité : méthodologie, historiographie et perspectives, Le Caire, 2015, p. 9-40 ; voir aussi « Tuning into the Past : Methodological Perspectives in the Contextualised study of the Sounds in the Roman Antiquity », dans E. Betts (ed.), Senses of the Empire: Multisensory Approaches to Roman Culture, Londres, 2017, p. 147-159). J'ai par ailleurs contribué, en tant que commissaire, à l'exposition Musiques ! Échos de l'Antiquité, accueillie par le musée du Louvre-Lens et les Caixa Forum de Barcelone et Madrid. Le catalogue de l'exposition a reçu les Prix France Musique des Muses 2018. Le projet de recherche développé au cours de ma délégation à l'Institut Universitaire de France (2018-2023) porte plus particulièrement sur les sonorités extrêmes dans le monde romain (silences et vacarmes), envisageant largement leur production, leur définition, la construction de leur perception et leur(s) usage(s). Une première étape de cette recherche, portant sur le silentium en contexte religieux, a été publiée dans un numéro récent des Annales (« Une histoire de silences », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2017/3, p. 633-658).Alexandre Vincent est membre junior de l'Insitut universitaire de France.


Personnes connectées : 7