"Les muscles du silence. Perceptions, expressions et sensations du ma dans le champ sonore, puis considérations sur les silences post-catastrophes"
Yoann Moreau  1, *@  
1 : Crisis and Risk Research Center, Mines ParisTech  (CRC)  -  Site web
MINES ParisTech - École nationale supérieure des mines de Paris
* : Auteur correspondant

Il y a près de quinze ans, durant l'hiver 2004-2005, j'ai mené une enquête de terrain au Japon sur les conditions d'émergence d'une sensation que les japonais nomment ma, le lien, la relation, l'entrelien). Sa traduction en français s'avère ardue. L'expérience du ma repose en effet sur ce qui apparaît, vu depuis la rationalité moderne classique, comme une zone de chevauchement impraticable entre présence et absence, cause et effet, prémisse et conséquence, participation et inaction, substance et prédicat (Berque, 2013). À l'aune de ce « Grand partage », même inachevé (Latour, 1991), l'assemblage hétéroclite des règnes et des catégories (objet- sujet, espace-temps, nature-culture, extérieur-intérieur, matière-lumière, masculin- féminin, etc.) ne semble produire que des choses considérées comme déraisonnables et vagues voire, au mieux, poétiques et littéraires.

Pourtant les fondements du vécu sensible du ma seraient ceux-là même qui entretissent d'une même « étoffe » (Merleau-Ponty, 1964) les êtres et les choses, les gestes et la matière, les perceptions (le bleu du ciel) et les sentiments (c'est une belle journée). La base logique du ma serait celle du tiers exclu par la logique classique (Berque, 2000). Sentir (feeling, Peirce, 1931) ce dont est fait cette « étoffe », c'est ce que traduit le mot ma.

Les récits d'expérience exprimant des moments où un ma sonore a été ressenti, récits collectés auprès de personnes japonaises durant l'hiver 2004-2005, mettent tous en lumière une qualité de silence particulière que nous qualifierons de « musculaire ». Ces extraits de carnets serviront de base à une approche pragmatiste, dans la lignée de Peirce, qui nous portera à analyser ces récits de silences en tant qu'expression d'une « qualité de sensation (quality of feeling). Nous pourrons alors considérer à nouveaux frais les silences post-catastrophes des humains, des non humains et des régions sinistrées (Ogino, 1998).

Références bibiographiques

BERQUE A. (2000). Ecoumène: introduction à l'étude des milieux humains. Paris: Belin. (2013). Aida et ma : de ce que sont les choses dans la spatialité japonaise. Pour un vocabulaire de la spatialité japonaise43, 67-74.
LATOUR, B. (1991). Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique (La Découverte). Paris. Consulté à l'adresse http://www.bruno- latour.fr/fr/node/107
MERLEAU-PONTY, M. (1964). Le visible et l'invisible, suivi de Notes de travail. Paris: Gallimard.Ogino, M. (1998). Fissures: Kobé, 17 janvier 1995, le isme. Paris: La Villette.
PIERCE, C. S. (1931). Collected Papers, Volume I. Principles of Philosophy & II. Elements of logic. (C. Hartshorne & P. Weiss, Éd.) (Vol. 1–8). Cambridge, MA: The Belknap Press of Harvard University Press.

 

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Notice biographique

 Yoann Moreau, anthropologue et dramaturge, est maître assistant au Centre de recherche sur les risques et les crises (CRC, MINES ParisTech / PSL Research University), chercheur associé à l'Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain (CEM-EHESS/CNRS). Ses travaux portent sur la culture des catastrophes, la dramaturgie des savoirs scientifiques et l'étude des milieux (mésologie). Sur ces questions, il a dernièrement publié Vivre avec les catastrophes (Puf, 2017), "Catastrophes disparates, catastrophes disparues ?" (Sigila n°41, 2018). Côté théâtre, il met en scène des catastrophes diffuses et lentes qu'il appelle « spectraculaires » : contaminations radioactives (Médée/Fukushima, 2012), explosion démographique des personnes en surpoids et obèses (Manger Seul, 2014), changement climatique (Blanche/Katrina, 2016), dépression (Bachowski, 2017), terrorisme et tueries de masse dans des espaces publics (Nous, fév. 2019). Il travaille actuellement au Japon pour un programme de recherche sur l'ingénierie du nucléaire en situation d'accident.



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