À rebours de beaucoup d'artistes qui ont mêlé leurs voix au vacarme médiatique et à l'injonction hystérique de commenter le spectaculaire des attaques du 11 septembre 2001 sur le sol étasunien (1), quelques rares auteurs de fiction ont préféré « faire silence », comme un devoir de l'écrivain, un nécessaire recueillement, moral, éthique, au lendemain du choc : « In the aftermath of the September 11 tragedy, there was undeniably insufficient silence. Everyone had something to say, yet everyone claimed to be in shock » (Rosenbaum, 2004, 132). Thane Rosenbaum, auteur et essayiste juif américain, est l'un de ceux-là qui déplorent le maelstrom des premières représentations et discours glosant autour des attentats, puisque selon lui le choc s'oppose aux mots, met le langage en crise : en tant que trauma, la sidération se situe à l'extérieur du langage, et toute tentative de représentation ne serait en effet qu'une vision affaiblie de l'atrocité irréductible des attaques. Avec Rosenbaum, et quelques autres(2), c'est donc bien à une interrogation sur le bien-fondé d'une esthétique de la représentation des événements traumatiques qui est posée ici, à travers la revendication de l'artiste à « faire silence », dont le verbe performatif doit être ici compris comme un acte conscient, délibéré, qui engage sa responsabilité morale.
Ainsi, en partant du texte de Rosenbaum, nous proposons d'interroger le rôle de l'art, et de l'écrivain en particulier, face au choc, qu'il conviendra de circonscrire comme événement indicible, irreprésentable, voire ineffable, en convoquant, dans le sillage critique des pensées de Theodor Adorno et de Lionel Trilling sur la Shoah, des théoriciens tels que Jacques Rancière, Vladimir Jankélévitch ou encore George Steiner, qui ont tous réfléchi à leur manière à la dimension éthique de l'art et à la nécessité morale de « faire silence »(3). Nous tenterons enfin en dernière analyse de souligner le caractère aporétique d'une telle position, qui met en perspective la responsabilité même de l'artiste, sonde ses liens avec la morale et, ce faisant, interroge sa liberté à briser le silence pour dire l'indicible(4).
(1) Des premières réactions va-t'en guerre de certains auteurs dans les magazines littéraires, jusqu'à l'intégration liminaire de l'événement dans la fiction, chez William Gibson par exemple, ou dans la série télévisée The West Wing.
(2) Citons par exemple Lynne Sharon Schwartz, ou bien encore Don DeLillo, qu'il conviendra d'évoquer.
(3) Nous verrons en contrepoint que certains auteurs ont utilisé le silence et ses figures comme marques de la sidération collective, des planches de bd de Jessica Abel aux pages blanches de Jonathan Safran Foer, de l'écran noir immaculé du court-métrage d'Alejandro Iñárritu au silence assourdissant de l'œuvre vidéo de Fiorenza Menini.
(4) Nous évoquerons ici par exemple le roman de Norman Spinrad, Osama the Gun.
Bibliographie sélective
ADORNO, Theodor. Prismes : Critique de la culture et société, Paris : Payot, 1986. BLANCHOT, Maurice. L'Écriture du désastre, Paris : Gallimard, 1980.
JANKELEVITCH, Vladimir. La Musique et l'ineffable, Paris : Éditions du Seuil, 1983.
. « La Pureté Ineffable », in Le Pur et l'impur, Paris : Flammarion, 1978. RANCIERE, Jacques. Le Destin des images, Paris : La Fabrique Éditions, 2003.
ROSENBAUM, Thane. « Art and Atrocity in a Post-9/11 World » in Jewish American and Holocaust Literature : Representation in the Postmodern World, éd. Alan L. Berger et Gloria L. Cronin, Albany, NY : State University of New York Press, 2004.
SAPIRO, Gisèle. La responsabilité de l'écrivain : Littérature, droit et morale en France (XIXe–XXIe siècle), Paris : éd. du Seuil, 2011.
STEINER, George. Langage et silence, Paris : Éditions du Seuil, 1969. TRILLING, Lionel. The Liberal Imagination, Garden City, KS : Doubleday, 1953.
VAN DEN HEUVEL, Pierre. Parole, mot, silence : Pour une poétique de l'énonciation, Paris : Librairie José Corti, 1985.
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Notice biographique
Yves Davo, maître de conférences à l'université de Bordeaux, affilié au centre de recherche CLIMAS (EA 4196), est l'auteur d'une thèse de doctorat sur les fictions étasuniennes de l'après 11-Septembre, englobant le roman, la nouvelle, la poésie, la bande dessinée, le roman graphique, le cinéma, la série télévisée ou encore les arts visuels, pour lesquelles il a publié en français et en anglais un certain nombre d'articles. Ses travaux et recherches s'articulent autour du choc, du trauma, de la mémoire, du rapport entre réel et fiction, dans une perspective de critique littéraire alliant philosophie, psycho-critique ou encore socio-politique.
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