« Musiquer » en silence. Musiques Sourdes, chansigne et vusicalité
Sylvain Brétéché  1, *@  
1 : Perception Représentations Image Son Musique  (PRISM)  -  Site web
CNRS : UMR7061, Aix-Marseille Université - AMU
* : Auteur correspondant

S'il est une représentation ordinaire qui persiste sur ce « qu'est » la condition sourde, l'image du silence demeure, faisant du Sourd un « être silencieux ». Cependant, s'il ne vocalise pas, le sujet sourd parle : il signe, laissant derrière lui le silence des mots. Et entendu que le silence comme « absence de sons » n'existe pas - ou plus exactement qu'il se veut déjà et en lui-même « présence sonore » - l'inscription courante du Sourd dans le silence, forme d'immobilisme du monde sensible, perd alors sa pertinence et laisse place à une autre image, non pas du Sourd, mais bien du silence lui-même. Du silence comme espace de production de la « sonnance » du réel, source de l'existence matérielle du monde, qui s'offre au Sourd comme lieu même d'inscription et des mots et du musical, vibrations, images et gestes s'épanouissant silencieusement dans l'espace pour formaliser ce qui deviendra « musique ».

C'est au cœur du silence que la musique sourde s'élabore, comme toutes les musiques en somme. Mais là où la musique « audible » émerge du silence pour – en quelque sorte – prendre sa place, la musique des Sourds prend le silence pour matériau, le conserve et s'y déploie pour prendre forme. Une forme asonore, mais pourtant bien musicale ; une forme mouvante, mélodique et rythmée, musicalement silencieuse. Cette forme, les Sourds la qualifient volontiers de « vusique » - contraction de visual et music - pour souligner cette qualité propre au musical d'être aussi visuel. La vusique symbolise en somme la représentation ultime de la musique des Sourds, mais elle signale également une part de la musique ordinaire, une facette de ce qui constitue la mélodicité de l'image et qui s'adresse à l'œil. En effet les Sourds, par leur pratique singulière de la musique, font transparaître une dimension à laquelle l'ordinaire ne prête qu'une attention distante tant il est captivé – voir capturé – par l'audible : la vusicalité.

Notre présentation se propose de renverser le paradigme pour ne plus voir le Sourd comme sujet du silence, mais pour considérer plutôt le silence comme un « objet sourd », afin de saisir plus précisément ce qui se passe quand « faire silence » se veut « faire musique ». En s'attachant aux productions musicales sourdes – vusicales et chansignées (chansons en Langue des Signes) - et à leurs dimensions tant esthétiques que culturelles, notre communication s'attardera sur les dimensions inaudibles et les caractéristiques visuelles propres à la musique, mais considérera également les qualités musicales de la vusique et du chansigne qui, fondamentalement, résonnent dans le silence.

Bibliographie sélective

 Brétéché, S.: L'incarnation musicale. L'expérience musicale sourde. Thèse de doctorat, Esclapez, C.; Vion-Dury, J (dir .). Aix-Marseille Université, 2015.
____. Du corps en-Lieu. Phénoménologie et "expérience musicale Sourde". In: Esclapez C. (dir.): Ontologies de la création en musique, volume III : des Lieux en Musique. Paris, L'Harmattan, 2014.
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Notice biographique

Docteur en musicologie, Sylvain Brétéché est enseignant contractuel à l'université d'Aix-Marseille, membre du laboratoire PRISM (UMR 7061. AMU-CNRS) et coordinateur du groupe de recherche musicologique CLeMM. Ses recherches concernent plus spécifiquement l'expérience musicale sourde (approche transdisciplinaire), la place du corps dans la réalité musicale (approche phénoménologique), les qualités multimodales de l'existence musicale (approche interscientifique) et les musiques "adaptées" (approche anthropo-sociale). Il a soutenu sa thèse de doctorat en 2015, intitulée « L'incarnation musicale. L'expérience musicale sourde ». En complément de sa formation musicologique, il a également réalisé un cursus en Sciences du Langage et en Sciences de l'Éducation, et développe en ce sens une approche spécifique de la surdité et plus largement du handicap et de l'altérité, dans une posture anthropo-culturelle et psycho-sociale.

 



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